À la fin de juin, apprenant qu’il y avait eu une agression au couteau à l’Université de Waterloo, l’équipe du journal étudiant Imprint s’est tournée immédiatement vers Instagram – sa plateforme la plus populaire – et X (anciennement Twitter) pour diffuser les derniers événements : nouvelles, fils d’actualités universitaires et liens vers les publications sur l’enquête policière et celles d’étudiant.e.s qui demandaient à ce qu’on rende des comptes.
Mais cette manière de faire n’est plus une option. Le 1er août, Meta (l’entreprise derrière Facebook et Instagram) a commencé à bloquer l’accès aux nouvelles sur ses deux principaux médias sociaux pour les usagers du Canada, un choix qui se répercute sur tous les médias d’information, dont les journaux étudiants et les stations de radio locales. Selon Meta, il s’agit d’une réaction au projet de loi C-18 du gouvernement canadien, soit la Loi sur les nouvelles en ligne, qui doit entrer en vigueur à la fin de 2024.
Adopté le 22 juin dernier, le projet de loi C-18 vise à forcer Meta et Alphabet (la société derrière Google) à rémunérer les éditeurs de nouvelles du Canada en échange de leur contenu. Or, les médias étudiants employant deux journalistes ou moins ne sont pas visés par celui-ci. « La définition donnée ne s’applique pas à nous. Même si Meta acceptait de payer, nous resterions les mains vides », déclare Andrew Mrozowski, président de la Presse Universitaire Canadienne (PUC), qui fournit un service de diffusion aux publications des campus et représente les journaux étudiants.
Professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, Jean-Hugues Roy explique que les médias étudiants et d’autres médias étaient initialement inclus dans la loi, ce qui pourrait expliquer leur retrait en réponse au blocage de Meta. Il croit que Meta n’a pas aimé la version canadienne de la loi en raison de cette inclusion.
Google a aussi exprimé son désaccord, testant brièvement le retrait du contenu canadien dans Google Actualités et la restriction des résultats dans l’outil de recherche. Voilà qui a de quoi inquiéter Gabriela Perdomo, professeure adjointe en journalisme à l’Université Mount Royal et rédactrice pour J-Source, média numérique bien connu dans le monde du journalisme et de l’éducation. « C’est encore plus choquant, cette approche à la dérobée : on ne sait pas ce qui arrivera. »
Pendant ce temps, X est devenu de plus en plus imprévisible : on y a récemment retiré les titres des liens vers les articles de nouvelles, sans compter la suppression de la fonction d’autopartage dans WordPress. « Nous traversons une période très incertaine », observe Mme Perdomo. Ayant réduit ou même éliminé leur tirage sur papier, les publications étudiantes ont besoin du lectorat en ligne. « Plus que toute autre chose, les publications ont besoin de maintenir un lien direct avec leur auditoire. L’invisibilité est un problème. »
D’autre part, des voix soutiennent que la loi proposée profitera aux grandes entreprises médiatiques, au détriment des médias locaux et indépendants. Nombreux sont les titres connus comme le Globe and Mail et le Toronto Star à avoir signé des ententes avec Google sur la diffusion de nouvelles, ce que voit Dwayne Winseck, professeur à l’Université Carleton, comme une tentative de « devancer l’adoption de la loi ». Des petits médias, dont ceux représentés par l’Association nationale des radios étudiantes et communautaires (ANREC), demandent à se voir inclure dans le projet de loi, vu leur seuil obligatoire de 15 % de contenu parlé. Le directeur général de l’ANREC, Barry Rooke, explique : « On nous exige de créer du contenu alors que les géants de l’actualité Meta et Google n’ont aucune obligation de discuter avec nous. »
La PUC et l’ANREC ont récemment publié une déclaration dans laquelle elles réclamaient de toute urgence une collaboration entre le gouvernement et les entreprises de médias sociaux, soulignant que si le blocage pénalise tous les médias, il « porte un coup particulièrement dévastateur au journalisme étudiant ».
Selon Gabriel Tremblay, directeur général du journal Impact Campus et de la corporation des médias étudiants de l’Université Laval, la presse étudiante envisage de revenir à des méthodes plus traditionnelles telles que l’affichage sur les babillards en ville pour diffuser du contenu. Il est aussi prévu de produire un balado hebdomadaire pour diffuser divers sujets d’actualité.
De son côté, l’équipe du journal Quartier Libre de l’Université de Montréal entend utiliser des codes QR lors des foires et événements de la rentrée pour diriger les étudiant.e.s vers son site Web. Les membres du journal envisagent également de faire des publications sur d’autres plateformes comme X et LinkedIn, ainsi que la création d’une infolettre pour promouvoir leur contenu.
Les journaux d’autres universités font le même constat.
Le journal étudiant de l’Université de la Colombie-Britannique, The Ubyssey, a récemment publié son guide annuel de l’Université. « Nous déposerons quelques exemplaires dans les résidences. Ce serait bien de pouvoir en parler sur Instagram », mentionne la coordonnatrice et rédactrice, Anabella McElroy.
Vu les circonstances, son équipe installera davantage de tables sur le campus, perfectionnera l’infolettre du journal, analysera l’engagement sur X et publiera davantage de contenu sur TikTok et YouTube.
Choisir la bonne plateforme avant la prochaine crise ne sera pas forcément une tâche aisée. « Comment peut-on espérer informer les étudiant.e.s lorsqu’un événement se produit? » demande M. Mrozowski, ajoutant que les publications étudiantes tributaires de la publicité voyaient déjà leurs coffres se vider radicalement.
La communication communautaire menacée
Ironiquement, la presse étudiante a eu du mal à faire comprendre à la population universitaire les raisons du blocage imposé par Meta. « Il y a beaucoup de confusion concernant les origines du problème. Les entreprises de médias sociaux ont très habilement joué la carte « tout est la faute du gouvernement » », explique M. Fuentes.
Interrogé sur la décision de l’Université de Montréal « de réduire de manière significative ses placements publicitaires sur les plateformes de médias sociaux Facebook et Instagram », en solidarité avec les médias, Patrick MacIntyre, directeur général des publications Quartier Libre, exprime son soutien à cette décision et critique l’approche de Meta. Il souligne que même si le blocage aura un impact sur le travail de Quartier Libre, la publication n’est pas en voie de disparaître, et ce, grâce aux cotisations étudiantes.
On ne sait pas si le gouvernement canadien négociera, comme l’a fait l’Australie, ou s’il restera sur ses positions.
Dans l’intervalle, les journalistes étudiant.e.s continuent à se familiariser avec TikTok, et le conflit se poursuit à plus vaste échelle concernant les actualités, le partage des profits et la réglementation. « C’est une bataille de pouvoir pour le contrôle de la plateforme qui transmet nos communications, observe M. Rooke. Mais qui a le contrôle, est-ce le gouvernement ou la grande entreprise? »
Avec la collaboration de Mohamed Berrada.