Les chercheuses craignent les effets de la pandémie sur leur productivité

Elles accumulent les responsabilités, et parmi celles-ci, les plus faciles à reporter sont les travaux de recherche.

07 juillet 2020

Sur un tableau blanc, Carla Prado, professeure agrégée à l’Université de l’Alberta, a classé selon un code de couleurs tout ce qu’elle doit accomplir dans le cadre de son télétravail. Sa liste de tâches est illisible, car son enfant a gribouillé dessus. Pendant une réunion Zoom, sa fille de deux ans a grimpé sur ses genoux, lui arrachant presque son chemisier.

Pour de nombreuses universitaires, voilà à quoi ressemble le travail au temps de la COVID-19. « Je manque de temps », explique Mme Prado, titulaire d’une chaire en nutrition, en alimentation et en santé du programme Campus Alberta Innovates et directrice de l’unité de recherche en nutrition à l’Université de l’Alberta. Le jour, elle échange la garde des enfants avec son mari, et doit souvent travailler jusqu’à une heure du matin.

Elle estime travailler à environ 70 pour cent de ses capacités. Puisque son laboratoire est fermé, elle rédige des rapports sur les travaux finalisés, aide ses étudiants aux cycles supérieurs et participe à des réunions virtuelles. « J’ai du retard dans mes lectures et je ne peux faire aucune demande de subvention. » Elle s’inquiète des conséquences de ce ralentissement sur le financement de son laboratoire.

La professeure à l’Université de l’Alberta, Carla Prado, a une invitée spéciale, sa fille, pour l’aider à travailler de la maison. Photo de Rafaella Roriz.

Les hommes aussi ont du mal à maintenir leur rythme de travail pendant la pandémie, et les chercheurs ont généralement vu leur laboratoire fermer et leurs travaux sur le terrain être annulés. Néanmoins, la réduction du temps de recherche semble plus marquée chez les femmes.

« Les travaux de recherche sont les tâches les plus faciles à reporter, car elles n’ont pas d’échéance immédiate », constate Sofia Ahmed, professeure de médecine à l’Institut cardiovasculaire Libin de l’Université de Calgary. Son mari travaille aussi dans le domaine de la santé et, ensemble, ils aident leurs trois enfants, dont le plus jeune a dix ans, à terminer l’année scolaire à la maison. La Dre Ahmed traite aussi des patients atteints d’une maladie du rein, un groupe plus à risque face aux complications liées à la COVID-19.

« Beaucoup de femmes découvrent comme moi qu’elles n’ont plus de temps à consacrer à leurs travaux de recherche, puisqu’elles doivent jouer à Super Mario », constate Megan Frederickson, professeure agrégée d’écologie et de biologie évolutive à l’Université de Toronto. Elle et son mari, étudiant à temps plein, s’occupent à tour de rôle de leur fils de six ans. « Il m’est difficile de rédiger une demande de subvention complexe quand quelqu’un me demande toutes les 30 secondes où sont ses chaussettes. » Elle réussit à terminer des rapports déjà commencés, mais son projet de livre prend du retard. « Plus je le reporte, plus je devrai recommencer certaines sections. Sans parler du risque qu’un autre ouvrage sur le même sujet paraisse entre-temps. »

En mai, Mme Frederickson a publié une étude sur GitHub – qu’elle explique également dans un article pour le site The Conversation – dans laquelle elle analyse les textes présentés en prépublication aux serveurs arXiv et bioRxiv (axés sur le secteur des STIM) en mars et en avril 2020 par rapport à l’an dernier. Tout le monde a présenté plus de textes cette année que l’an dernier, mais le nombre d’hommes a augmenté davantage que le nombre de femmes, ce qui l’amène à conclure que les femmes prennent du retard.

Une étude similaire a été réalisée par les professeurs Philippe Vincent-Lamarre et Vincent Larivière de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, avec leur collègue Cassidy Sugimoto de l’Université de l’Indiana. Ils ont observé « des taux de soumission provenant de femmes plus faibles pour mars et avril 2020, par rapport aux deux mois précédents en 2020 et aux mêmes deux mois en 2019 ».

Selon un rapport sur la recherche en économie publié sur Medium, le pourcentage de documents de travail publiés par des femmes a chuté de trois points de pourcentage en avril et de cinq points supplémentaires en mai, comparativement aux deux années précédentes. Une étude publiée sur Vox révèle que même si les femmes produisent 20 pour cent des documents de travail présentés aux bases de données relatives à l’économie, elles ne sont responsables que de 14,6 pour cent des documents sur la COVID-19 (le sujet de l’heure). La publication américaine The Lily a demandé à un chercheur de comparer les textes en astrophysique présentés en prépublication entre janvier et avril 2020 avec ceux des années précédentes. Résultat, les femmes ont connu une baisse de productivité allant jusqu’à 50 pour cent.

Travail émotionnel

Selon Mme Frederickson, le besoin des enfants d’être avec leur maman explique en partie la baisse de productivité des chercheuses. « Certains se sont très mal adaptés à la situation, et le travail émotionnel qu’il faut effectuer auprès d’eux revient très majoritairement aux mères. » Les tâches domestiques aussi : selon un rapport récent de Statistique Canada, 61 pour cent des femmes font en grande partie la lessive et 56 pour cent, la préparation des repas. Selon un autre rapport de Statistique Canada, les femmes consacrent plus de temps aux soins des enfants, passent en moyenne plus de temps avec eux et conjuguent souvent leurs responsabilités parentales à d’autres tâches. De plus, dans le milieu de la recherche universitaire, la probabilité d’avoir un conjoint ou une conjointe à la maison est quatre fois moins élevée chez les femmes que chez les hommes.

Comme de nombreuses facultés se sont efforcées d’accroître la diversité de leur personnel, la moyenne d’âge des professeures diminue – certaines ont peut-être de jeunes enfants – comme c’est le cas pour les personnes de couleur et les membres d’autres groupes marginalisés en raison du sexe, de l’identité de genre ou d’un handicap. Les femmes exercent aussi souvent à l’université d’autres fonctions liées au service, selon une étude de 2017, ce qui peut se révéler très éprouvant, surtout en temps de pandémie.

Le ralentissement des travaux de recherche dirigés par des femmes n’est peut-être que temporaire, mais il s’ajoute à d’autres inconvénients avec lesquels les femmes doivent déjà composer. Mme Frederickson a analysé les subventions accordées par la Fondation canadienne pour l’innovation et a constaté que le montant médian accordé aux hommes était de sept pour cent plus élevé que celui alloué aux femmes. Selon une étude publiée en 2019 dans The Lancet et menée par Holly Witteman, professeure agrégée de médecine à l’Université Laval, les chercheuses sont moins nombreuses à obtenir une subvention des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). Elle soupçonne que peu de femmes ont réussi à obtenir du financement des IRSC pour une intervention de recherche rapide contre la COVID-19, car il fallait tout abandonner pour rédiger la demande en une semaine. En effet, seulement cinq des généreuses subventions en biomédecine accordées en mars ont été décernées à des projets menés par des femmes.

« Tous ces détails comptent », explique Mme Witteman, ajoutant que selon les études sur la réussite universitaire, les petits avantages obtenus en début de parcours finissent par faire boule de neige. Mme Frederickson craint que les étudiantes aux cycles supérieurs, les chercheuses en stage postdoctoral et les jeunes professeures dont les travaux ont été ralentis par la pandémie en subissent les contrecoups tout au long de leur carrière.

Pour résoudre ce problème bien connu, de nombreuses universités au Canada permettent désormais aux chercheurs de suspendre le compte à rebours vers leur permanence si la pandémie nuit à leurs travaux de recherche. Les IRSC ont revu leur concours de subventions Projet du printemps 2020, qui prévoit désormais une prolongation du financement. Le 10 juin, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie a annoncé qu’il cherchait des façons d’atténuer les effets de la pandémie.

Mme Witteman souhaite que les sondages produits par les universités, les gouvernements et les organismes subventionnaires examinent davantage les répercussions de la pandémie sur les chercheurs, sondages qui d’ailleurs n’abordent pas la question des handicaps. Atteinte de diabète de type 1, elle refuse que ses deux enfants retournent à l’école, malgré la réouverture au Québec en mai, et elle ignore si elle sera en sécurité dans son laboratoire quand il rouvrira.

Le report de la permanence et des subventions n’aidera certainement pas les chercheuses à rattraper leur retard. Celles qui ont de jeunes enfants ne feront qu’accumuler les pauses sans autre forme de soutien. Il s’agit d’un problème complexe qui découle de la situation familiale et de divers facteurs. « J’aimerais que des solutions concrètes et efficaces soient proposées, conclut Mme Frederickson, mais j’ignore ce à quoi elles pourraient ressembler. »

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