La pandémie continue de creuser le fossé entre les genres dans le milieu universitaire

Même avant la crise, les attentes auxquelles devaient répondre les professeures et leurs homologues masculins différaient.

14 mars 2022
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Quand le fameux mot-clic a fait son apparition, on a su que quelque chose ne tournait pas rond. C’était au printemps 2020, et #CoronaPublicationGap se répandait sur Twitter – des universitaires dénonçait le ralentissement des publications scientifiques produites par les femmes de leur domaine à cause de la COVID-19.

Pour plusieurs femmes et personnes racisées des universités canadiennes, la nouvelle n’a probablement rien de nouveau; après tout, elles ont travaillé davantage et se sont senties moins productives pendant la pandémie. C’est la constante observée par Jennifer Davis, professeure adjointe à l’Université de la Colombie-Britannique, lors de l’analyse de deux sondages réalisés avec ses collègues. Dans le premier, en 2020, elle demandait à un peu moins de 700 personnes d’expliquer les impacts de la COVID-19 sur leurs activités de recherche et leur bien-être. Son équipe et elle ont de nouveau pris le pouls l’année suivante, sondant cette fois 750 personnes – un exercice qui a confirmé leurs premières déductions et permis de proposer des pistes de solution aux universités.

Selon les études de Mme Davis, qui aborde le sujet sous l’angle de l’économie de la santé appliquée, nombre de femmes du milieu universitaire auraient souhaité qu’on reconnaisse des formes de productivité non traditionnelles. Plutôt que de diriger toutes leurs énergies vers la publication et la recherche de financement, certaines répondantes ont mentionné qu’on pourrait aussi mesurer les retombées de leur travail par l’engagement communautaire. Plusieurs d’entre elles ont indiqué avoir également travaillé le double, si ce n’est le triple de leurs heures de travail régulières pendant la pandémie, « juste pour y arriver, entre le travail et la maison, souligne Mme Davis. Combien de temps est-ce que ça peut tenir? » Le risque d’épuisement pourrait-il être l’un des éléments du fameux « tuyau qui fuit », souvent associé à la route vers la permanence, qui est parsemée d’obstacles?

Selon une étude de Statistique Canada datant de décembre 2021, près de la moitié des doctorats sont décernés à des femmes au pays, et le nombre de femmes occupant des postes menant à la permanence a augmenté de 80 % au cours des 30 dernières années. Il reste qu’on n’atteint pas 40 % de femmes dans ces postes, et quand elles y accèdent, c’est à un âge plus avancé que leurs homologues masculins. L’étude va jusqu’à reconnaître que, selon les dernières recherches, la COVID-19 pourrait avoir des « répercussions sur les inégalités de genre dans le milieu universitaire, du côté de la productivité et des chances d’obtenir un poste permanent ». Une proposition appuyée par une revue de littérature de 2020, qui affirme que « les rapports initiaux de recherche, les serveurs de prépublication et les articles présentés aux revues en témoignent avec limpidité : on voit des clivages entre les genres qui ne vont que se creuser davantage avec le temps, et qui auront, encore pour des années, des répercussions sur le parcours professionnel des femmes du milieu universitaire ».


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En effet, les demandes de prépublications des hommes ont même augmenté en 2020, par rapport à 2019, ce qui pourrait être en partie dû à l’augmentation de la charge de travail parentale et domestique endossée par les femmes durant la crise. Au Royaume-Uni, par exemple, les chiffres indiquent que les femmes passent 90 minutes par jour de plus que les hommes à accomplir des tâches domestiques, et consacrent aussi deux heures et demie de plus qu’eux aux enfants quotidiennement. Les femmes sans jeunes enfants n’échappent pas à la statistique non plus : selon Statistique Canada, les femmes sont plus susceptibles d’aider leurs parents malades ou vieillissants, et dédient aussi généralement plus de temps à ces responsabilités que les hommes.

Lorsqu’elles peuvent enfin se mettre au travail, les femmes rencontrent encore des embûches supplémentaires par rapport aux hommes. Selon une étude israélienne menée à petite échelle, les hommes ont plus souvent accès à un espace de travail fermé en contexte de télétravail, alors que les femmes travaillent généralement dans les pièces communes. « Ça illustre bien la possibilité ou non de créer une séparation (physique, conceptuelle ou symbolique) entre le travail et les autres sphères de sa vie », explique Sylvia Fuller, professeure de sociologie à l’Université de la Colombie-Britannique. « Il semble que les hommes disposent d’un peu plus de liberté et d’espace que les femmes pour établir cette distance lorsqu’ils travaillent de la maison. » Résultat : les femmes sont plus souvent interrompues qu’eux pendant leur journée de travail. Elles réalisent le tiers des heures de travail ininterrompues des hommes, rapporte une étude britannique.

De jeunes chercheuses sous pression

Environ 15 % des femmes abandonnent le milieu universitaire entre l’obtention de leur doctorat et d’un poste menant à la permanence, un taux qui pourrait augmenter avec la COVID-19. Plusieurs jeunes chercheuses des cycles supérieurs ont continué de subir la pression de « publier ou périr » pendant la pandémie, même s’il leur était difficile de poursuivre leurs recherches compte tenu des restrictions sur les déplacements et de la distanciation.

Bessma Momani, professeure de science politique à l’Université de Waterloo, a vu que les candidats qu’elle supervise au doctorat faisaient face à ces défis. « En sciences humaines, on rencontre souvent des gens lors de nos recherches, on va sur le terrain. Tout a été interrompu. » À court terme, selon elle, on pourrait voir les femmes accepter n’importe quel emploi plus facilement, qu’il soit stable ou non. « On les appelle des mandats à durée limitée : chargée de cours ou professeure adjointe, par exemple, continue Mme Momani. Je crois que les femmes, et les femmes racisées, ont souvent plus de responsabilités domestiques, ce qui les empêche de consacrer le temps nécessaire pour bâtir le CV parfait, qui fait sortir du lot. »


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On se demande aussi quels seront les effets sur les postes de direction. Étant donné que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à devenir proches aidantes, on pourrait voir un recul de leur présence aux échelons supérieurs. « Je peux vous nommer au moins une rectrice, en plus d’une poignée de cadres, qui ont complètement renoncé à leurs fonctions ou dû prendre un congé prolongé à cause des difficultés de la COVID-19 », témoigne Wendy Cukier, professeure en entrepreneuriat à l’Université Ryerson et fondatrice de l’Institut pour la diversité de l’établissement.

Des embûches qui ne datent pas d’hier

Les femmes doivent composer avec des attentes différentes de celles des hommes au travail, et ce, depuis bien avant la pandémie. Mme Fuller raconte que les étudiants l’abordent souvent pour discuter de préoccupations sans lien direct avec leurs travaux, ou pour vérifier la possibilité de repousser une date d’échéance, et ce, bien plus qu’ils ne le font avec ses collègues professeurs masculins. Elle serait perçue comme plus empathique et flexible; et la pandémie n’a fait qu’augmenter ce type de demandes, puisque les étudiants apprennent à jongler avec l’école en ligne et l’isolement social. Mme Fuller se demande comment les universités, qui reviennent graduellement au présentiel, vont rétablir l’équilibre.

Le cadre pour l’égalité développé par le regroupement des Femmes cadres supérieures dans le milieu universitaire au Canada (SWAAC), qui invite tous les établissements à atteindre la parité dans les postes des échelons supérieurs d’ici 2030, pourrait être l’une des avenues à envisager. « En nous fixant des cibles, nous pouvons nous attaquer aux problèmes structurels et systémiques, qui seront inévitablement amplifiés par la COVID-19 », explique Donna Kotsopoulos, professeure en éducation à l’Université Western et secrétaire générale de SWAAC. « Ce n’est pas facile. On tente d’amener les universités à s’engager sincèrement dans l’atteinte des cibles. »

Alors que s’amorce la troisième année de la pandémie, la plupart, sinon toutes les universités canadiennes ont mis en place des politiques à court terme pour que le personnel compose plus facilement avec l’augmentation de la charge de travail, en proposant par exemple des modalités de travail flexibles ou le prolongement des échéances pour les projets de recherche. Plusieurs établissements ont prolongé la période de probation avant l’obtention de la permanence. Les recherches de Mme Davis indiquent que cette mesure pourrait en fait avoir un effet délétère, en prolongeant la précarité d’emploi et en ajoutant au stress des femmes en début de carrière universitaire. Les répondantes de son étude préféreraient avoir la chance de contextualiser leur candidature auprès des comités d’embauche. « Elles aimeraient avoir la chance de raconter leur parcours, d’expliquer les effets de la pandémie sur leurs recherches et leur productivité, et de parler des autres responsabilités qu’elles ont prises et qui ne sont pas nécessairement reconnues », conclut-elle.

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