La recherche traduite en images
Des universitaires recourent aux romans graphiques pour que leurs travaux atteignent un nouveau public.
Le comité d’examen devant lequel Patti LaBoucane-Benson a défendu avec succès sa thèse de doctorat en écologie humaine en 2009 à l’Université de l’Alberta lui a suggéré de publier sa dissertation sous forme de monographie. Avide lectrice de bandes dessinées, la nouvelle diplômée avait toutefois une autre idée en tête. En fait, elle imaginait plutôt convertir le fruit de son travail de recherche, qui porte sur la manière dont les programmes de guérison des traumatismes pour les délinquant.e.s autochtones renforcent la résilience des familles et des communautés, en roman graphique.
« Je voulais parler à tout le monde de ce que j’avais appris, de la réalité des traumatismes historiques et de ce que nous pouvons faire collectivement pour faciliter la guérison, explique Mme LaBoucane-Benson, qui a été nommée au Sénat du Canada en 2018. Je voulais que ce message atteigne un public plus vaste. »
Elle a communiqué avec un illustrateur d’Edmonton, Kelly Mellings, et ensemble, ils ont transformé sa thèse de doctorat en un documentaire créatif. Publié chez House of Anansi Press en 2015, The Outside Circle est devenu un succès de librairie au Canada. Le roman graphique, auquel ont aussi collaboré Allen Benson et Greg Miller, raconte l’histoire de deux frères autochtones qui tentent de surmonter des siècles de traumatismes historiques.
Qu’est-ce qu’un roman graphique?
Les romans graphiques racontent des histoires en combinant texte et images. Ils sont semblables aux bandes dessinées traditionnelles, mais s’en distinguent dans la mesure où ils sont plus longs et contiennent une histoire complète.
D’ailleurs, de plus en plus d’universitaires prennent la mesure de l’efficacité de la bande dessinée pour faire connaître leurs travaux à un auditoire plus large et communiquer avec les lectrices et lecteurs d’une tout autre façon qu’en écrivant un article évalué par les pairs ou un ouvrage savant. Certaines personnes transforment leur thèse en roman graphique ou la présentent carrément dans ce format, tandis que d’autres créent des fictions à partir de leurs travaux de recherche ou encore intègrent la bande dessinée comme outil dans leur processus de recherche.
Mme LaBoucane-Benson, qui est Métis, trouve « extraordinaire » de pouvoir partager le fruit de ses recherches dans ce format non traditionnel. Comme elle l’avait espéré, le médium de la bande dessinée lui a permis d’atteindre un public plus vaste. En effet, son livre est étudié dans les classes allant de la 6e année à l’université. C’est une histoire dense aux multiples facettes, mais qui se lit facilement. La diplômée se souvient d’un exposé qu’elle a fait dans une école du Nord de l’Alberta pour une classe de 10e année composée principalement d’élèves autochtones. Des garçons qu’on qualifiait de lecteurs réticents ont été les premiers à terminer l’ouvrage. Ils s’identifiaient aux personnages; ce sont eux qui ont posé les questions les plus difficiles.
L’histoire a aussi touché beaucoup de lecteurs et de lectrices en dehors des salles de classe. « Je crois que les relations entre Autochtones et allochtones sont en train de changer, mais il y a encore beaucoup à faire. Le roman graphique est, selon moi, un excellent outil pour lancer cette discussion. »
Professeure adjointe au Département des études de genre, de sexualité et des femmes à l’Université Simon Fraser, Coleman Nye, reconnaît aussi l’immense potentiel de ce médium. « Le mariage entre texte et images est tellement plus évocateur qu’un simple texte », explique celle qui rédige actuellement un livre à l’intention des universitaires sur l’intégration de la bande dessinée aux travaux de recherche.
Mme Nye a corédigé le roman graphique Lissa: A Story of Medical Promise, Friendship, and Revolution, publié en 2017. Une expérience qu’elle qualifie d’« ambitieuse ». Il s’agit du premier titre de la collection ethnoGRAPHIC des Presses de l’Université de Toronto, qui propose des bandes dessinées ethnographiques. L’ouvrage raconte l’histoire d’une amitié improbable entre deux jeunes femmes qui devront prendre des décisions médicales cruciales, avec pour toile de fond le printemps arabe en Égypte.
C’est à l’Université Brown qu’a vu le jour ce projet qui rassemblerait Mme Nye, alors doctorante en génétique du cancer, et Sherine Hamdy, professeure dont les travaux de recherche portaient sur les greffes d’organes en Égypte. Les deux femmes connaissaient le monde de la bande dessinée médicale, utilisée tant dans la formation des médecins que pour les soins aux patient.e.s. Mme Nye avait remarqué que les récits mis en images qu’elle présentait dans ses cours d’anthropologie médicale trouvaient un fort écho chez ses étudiant.e.s. « Une page de bande dessinée fait appel à la participation imaginative de la personne qui la lit », fait-elle remarquer, ajoutant que la légèreté du médium rend des sujets particulièrement difficiles plus accessibles.
Les deux universitaires ont donc décidé que le roman graphique était le moyen idéal de combiner leurs travaux portant sur des décisions médicales très différentes tout en se penchant sur les similarités (comme l’influence profonde du contexte social, politique et environnemental sur la façon dont une personne vit sa maladie et son traitement).
« Un texte suivi est linéaire; il doit être lu ligne par ligne, tandis que chaque page de bande dessinée est un univers en soi, explique Mme Nye. On peut y combiner et y juxtaposer divers lieux, endroits, expériences et perspectives. Les possibilités sont vraiment emballantes. »
Les deux autrices ont commencé à écrire une œuvre de fiction inspirée de leurs travaux, puis ont communiqué avec l’École de design de Rhode Island, où elles ont été mises en contact avec deux illustratrices étudiantes, Caroline Brewer et Sarula Bao. L’équipe a fait appel au rédacteur visuel Marc Parenteau, qui l’a aidée à comprendre les subtilités derrière la création d’une bande dessinée. Il a notamment fallu réduire les dialogues et modifier le rythme.
Les autrices de Lissa ont voulu faire part de leur expérience de création et offrir des conseils aux universitaires qui voudraient se lancer dans une telle aventure par le biais d’un site Web, d’un documentaire et de plusieurs annexes dans le livre. Elles soutiennent que les avantages des travaux savants illustrés sont multiples, par exemple la protection de l’identité des participant.e.s à la recherche et l’établissement de liens entre disciplines. « Nous avons pu faire beaucoup de choses grâce à la bande dessinée, conclut Mme Nye. C’est incroyable. »
Lissa est maintenant enseigné dans les universités de partout dans le monde, notamment dans des cours sur l’anthropologie médicale et sur le Moyen-Orient. Pour leur part, les Presses de l’Université de Toronto publieront en juin le septième ouvrage de la collection ethnoGRAPHIC intitulé Forecasts: A Story of Weather and Finance at the Edge of Disaster par Caroline E. Schuster. Carli Hansen, qui est responsable des acquisitions en anthropologie et en sociologie des Presses et qui dirige la collection, a constaté personnellement que les romans graphiques rendaient les activités de recherche plus accessibles. « C’est vrai autant pour les étudiant.e.s que pour les lectrices et lecteurs en général au Canada et aux États-Unis ou les membres des collectivités où les travaux de recherche ont été menés pour qui la lecture d’une monographie savante serait trop ardue », souligne-t-elle.
Mme Hansen explique que les livres sont habituellement le fruit d’une collaboration entre un.e universitaire au Canada ou aux États-Unis qui écrit un récit basé sur des travaux menés dans un autre pays et un.e artiste pigiste qui, bien souvent, habite dans le pays en question. Bien qu’il s’agisse d’une collaboration ayant un grand potentiel créatif, les relations entre les parties, le décalage horaire et le processus de publication universitaire peuvent venir compliquer les choses. « Nous avons beaucoup appris et avons donc dû changer nos façons de faire. Chaque projet apporte son lot de découvertes. »
L’une de ces adaptations concerne l’évaluation par les pairs. Lors de cette étape, des expert.e.s du domaine vérifient que les activités de recherche ont été adéquatement transposées dans le format graphique. Le processus varie d’un projet à l’autre, mais Mme Hansen indique que la plupart du temps, on examine d’abord une proposition écrite accompagnée d’images de l’artiste. Il y a ensuite examen du manuscrit complet et du scénarimage ou des esquisses.
Ce processus était pour Mme Nye un énorme défi. « La révision d’une page de bande dessinée, c’est vraiment beaucoup de travail. On est loin du document Word. »
Au Département d’anglais de l’Université de Calgary, Jamie Michaels travaille à la création d’un roman graphique pour son doctorat. Ses travaux portent sur le nationalisme et le rôle qu’ont joué les soldats juifs et arabes en soutien aux Britanniques contre l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. « Je suis d’origine juive, j’ai des ami.e.s et des membres de ma famille qui habitent en Israël, et j’ai aussi des ami.e.s proches en Palestine, raconte-t-il. C’était essentiel pour moi de me pencher sur l’écart que j’observais, et peut-être de magnifier la lentille historique par laquelle on observe la relation entre ces deux peuples. »
L’auteur se décrit comme un « intello » qui a passé sa jeunesse à créer des bandes dessinées humoristiques. Il a fondé Dirty Water Comics en 2016, une maison d’édition de Winnipeg spécialisée dans la publication de romans graphiques, notamment sa propre œuvre, Christie Pits, dont l’adaptation pour le cinéma est en cours. Il veut explorer le potentiel didactique de la bande dessinée, faisant référence à Un pacte avec Dieu et autres récits de Will Eisner, publiée en 1978, et à Maus, publiée sous forme de série dans les années 1980 et qui raconte l’expérience du père de l’auteur, Art Spiegelman, dans les camps de concentration – deux œuvres marquantes, d’une empathie rare, qui changent notre vision du monde. « C’est un médium dynamique tout indiqué pour l’examen de l’histoire ou peut-être la remettre en question », analyse-t-il.
L’universitaire fait remarquer que la bande dessinée est, par sa nature, une forme d’art collaborative, ce qui pourrait expliquer pourquoi elle interpelle autant de gens. « Dans l’espace qui sépare les cases, c’est la lectrice ou le lecteur qui prend le contrôle du récit, car c’est elle ou lui qui s’imagine ce qui s’y passe. C’est une caractéristique unique à la bande dessinée. »
Comme M. Michaels, Emanuelle Dufour a présenté sa thèse de doctorat principalement sous forme de récit graphique. Son art est également devenu un outil de recherche, « le principal moteur », pour ce qui est devenu « C’est le Québec qui est né dans mon pays! » – Carnet de rencontres, d’Ani Kuni à Kiuna. Ce roman graphique, publié chez Écosociété, porte sur les réalités des Autochtones et allochtones du Québec et les relations entre ces peuples.
Pour créer son livre, l’autrice a présenté des illustrations préliminaires lors d’expositions et de conférences. « Les gens y ajoutaient leurs idées et leurs expériences », explique Mme Dufour, qui a obtenu son doctorat en éducation artistique de l’Université Concordia en 2021. Elle s’est inspirée de la cinquantaine de contributions de personnes autochtones et allochtones qu’elle a reçues pour rédiger sa thèse intitulée Des histoires à raconter : d’Ani Kuni à Kiuna. Le roman graphique qui s’en est suivi est pour elle le prolongement de ses discussions avec les lectrices et les lecteurs.
Malgré le fait qu’elle n’ait aucune formation en dessin, Mme Dufour a voulu l’illustrer elle-même afin d’élargir ses horizons dans le cadre de son processus de recherche et de création. « On se décourage trop facilement et on déteste se trouver dans des zones d’inconfort. Je voulais me plonger dans ces zones pour apprendre. On commence à peine à effleurer les possibilités de ce type d’activité de recherche. »
Mme Dufour s’est toutefois butée à un obstacle au début : la rareté de la bande dessinée dans les communications en recherche universitaire. Sa proposition de présenter sa thèse sous forme de roman graphique a été accueillie avec scepticisme par les responsables du programme, qui ont exigé que ce soit un projet connexe et non le texte principal. Elle a plutôt opté pour changer d’université et en trouver une qui accepterait son idée. Sa thèse lui a valu la médaille d’or académique du Gouverneur général en 2021.
Transformer des histoires complexes et sombres en une lecture accessible n’est pas une mince affaire, estime Christian Quesnel, qui se définit comme un « artiste en bande dessinée », un terme plus précis qu’« illustrateur ». Le bédéiste est également doctorant à l’Université du Québec en Outaouais, et y enseigne le médium. Il est convaincu que la bande dessinée est, malgré l’immensité du défi, le meilleur moyen de traiter de sujets difficiles, car on peut y raconter des histoires sensibles avec respect et dignité. « La force de ce médium est son pouvoir d’évocation, explique-t-il. On raconte une histoire sans tout montrer. »
Des professeur.e.s de l’Université d’Ottawa ont demandé à M. Quesnel d’illustrer Vous avez détruit la beauté du monde : le suicide scénarisé au Québec depuis 1763, un roman graphique sur l’histoire du suicide au Québec publié en 2020 par Moelle Graphique. Il a aussi collaboré à une bande dessinée sur la tragédie ferroviaire de Lac-Mégantic intitulée Mégantic : Un train dans la nuit, écrite par Anne-Marie Saint-Cerny et parue en 2021 chez Écosociété. Dans les deux cas, on lui a laissé carte blanche pour les illustrations. « On m’a envoyé le texte et les dialogues, mais aucune indication quant à la mise en images. »
Le roman graphique But I Live: Three Stories of Child Survivors of the Holocaust, publié l’an dernier chez New Jewish Press, une collection des Presses de l’Université de Toronto, traite lui aussi d’un sujet douloureux. La responsable des acquisitions, Natalie Fingerhut, s’est montrée intéressée après avoir lu un article sur le projet de Charlotte Schallié, à l’Université de Victoria, visant à raconter sous forme de bande dessinée les histoires de survivant.e.s de l’Holocauste illustrées par des artistes établi.e.s sur trois continents.
Elle avoue qu’elle ne prenait pas les romans graphiques trop au sérieux, mais sa perception a changé du tout au tout lorsqu’elle a lu les récits. « La dernière histoire m’a laissé le cœur en miettes. J’ai étudié l’Holocauste et j’ai lu beaucoup de textes très durs à ce sujet, mais cette histoire m’a touchée comme rien ne l’avait fait auparavant. »
Elle a donc aidé l’équipe de huit personnes à faire de ces trois histoires un livre, ce qui a nécessité le peaufinage des textes et des illustrations ainsi que l’ajout de textes historiques et de messages de la part des survivant.e.s. L’objectif était d’en faire un ouvrage accessible pour les élèves du secondaire, les étudiant.e.s universitaires et le grand public. En fait, le projet a d’abord été inspiré par le fils adolescent de Mme Schallié, qui aimait peu lire, mais qui avait développé un intérêt pour les romans graphiques.
Grâce à cette expérience, Mme Fingerhut a appris à quel point un dessin peut être percutant. « On peut se distancer d’un texte, mais pas d’une image. » Celle qui travaille maintenant sur d’autres romans graphiques portant sur différents génocides estime que le médium est particulièrement efficace pour parler d’un sujet difficile, surtout aux plus jeunes. Elle estime néanmoins que la bande dessinée peut toucher les personnes de tout âge.
« Elle vient chercher d’autres émotions que celles que suscite un texte. Si on accepte de s’y livrer, cela fait de nous une lectrice ou un lecteur plus empathique. »
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