Le système de résidence en médecine laisse certains diplômés dans les limbes
De plus en plus de diplômés des écoles de médecine n’obtiennent pas la résidence dont ils ont besoin pour devenir médecins.
Robert Chu était un étudiant en médecine typique : il excellait en tout. Rédacteur en chef du journal de son école secondaire, il figurait sur la liste du doyen pendant ses études au premier cycle. Il prenait bénévolement des notes de cours pour les étudiants handicapés. Admis à l’école de médecine, il était le tuteur de candidats qui espéraient eux aussi y entrer. « Il arrivait à expliquer n’importe quel concept de manière à ce que la personne comprenne », souligne sa mère, Clara Chu. C’était un photographe de talent et il adorait cuisiner. Boeuf Wellington, macarons, guimauves maison. « Il ne faisait jamais rien de simple », précise sa tante, Cathy DeFazio, en riant.
Tout le monde a été surpris que Robert n’obtienne pas de résidence en dernière année d’école de médecine. La résidence est la dernière étape de formation importante pour devenir médecin. Robert a donc fait d’autres stages d’observation et présenté une nouvelle demande l’année suivante, dans une spécialité où la concurrence était moins forte. Or, il a de nouveau été refusé. Rob Whyte, vice-doyen aux études au premier cycle en médecine à l’Université McMaster, a rédigé une lettre pour le recommander fortement, ce qu’il fait rarement. « Contrairement à certains autres dossiers d’étudiants qui comportent un problème évident, celui de Robert n’en contient aucun. Cette situation nous frustre collectivement », écrit-il.
Robert était le plus frustré d’entre tous, avec raison, mais il a abordé la situation avec la détermination dont il a toujours fait preuve. « Il n’y est pas allé de main morte et y a consacré toute l’énergie possible », affirme Mme DeFazio. Il a examiné ses lettres de recommandation – toutes élogieuses. Il a établi un plan d’action et une liste de personnes à joindre. Il a exposé par écrit sa situation douloureuse au premier ministre Justin Trudeau, au ministre de la Santé de l’Ontario de l’époque, Eric Hoskins, et à d’autres. Il a obtenu quelques témoignages de sympathie, mais personne ne pouvait vraiment l’aider. Robert s’est suicidé en septembre 2016.
Le suicide peut être multifactoriel. Il échappe donc à toute explication simple. Personne ne peut présumer de ce qui a poussé Robert à s’enlever la vie, mais son stress et sa frustration devaient être immenses. Or, la situation dans laquelle il s’est retrouvé et qu’il tentait désespérément de dénoncer touche d’autres étudiants : de plus en plus de diplômés des écoles de médecine n’obtiennent pas la résidence dont ils ont besoin pour devenir médecins au Canada. Autrement dit, après quatre ou cinq ans de formation intensive et coûteuse, bien sûr, un nombre croissant d’étudiants en médecine apprennent qu’en fin de compte, ils ne pourront pas passer à la prochaine étape.
Le processus de demande de résidence est compliqué. En gros, les étudiants présentent une demande – au Service canadien de jumelage des résidents (CaRMS) – pour obtenir une résidence dans une université du pays dans une ou plusieurs spécialités de leur choix. Les comités des programmes choisissent les candidats à interviewer, puis classent les candidats. À leur tour, les diplômés classent les programmes, puis un algorithme procède au « jumelage ». La semaine suivante, les étudiants non jumelés peuvent présenter une nouvelle demande aux programmes restants, souvent des programmes de médecine familiale dans de petites villes.
En 2017, 68 étudiants finissants en médecine n’ont pas obtenu de jumelage au deuxième tour. Au premier tour, 31 n’ont pas été jumelés, mais ont choisi de ne pas présenter de demande aux programmes restants, qui ne correspondaient probablement pas aux spécialités de leur choix. Ces chiffres excluent tous les diplômés non jumelés des années précédentes qui se soumettaient de nouveau au processus. En 2005, seulement sept étudiants n’ont pas obtenu de jumelage au deuxième tour. Si la tendance se maintient, 140 étudiants devraient se retrouver dans cette situation en 2021, 330 si l’on inclut les étudiants qui présenteront une deuxième demande, estime l’Association des facultés de médecine du Canada (AFMC).
Autrement dit, un nombre croissant de diplômés n’obtiennent pas de résidence parce que le nombre de postes offerts a diminué par rapport au nombre de diplômés. « Un phénomène de chaise musicale explique la plupart des échecs au jumelage », explique Anthony Sanfilippo, doyen associé aux études au premier cycle en médecine à la faculté des sciences de la santé de l’Université Queen’s. Il y a 10 ans, on comptait environ 114 postes de résidents pour 100 étudiants en médecine canadiens. Des diplômés étrangers obtenaient le reste des postes. Aujourd’hui, on compte 103 postes pour 100 diplômés canadiens.
Ce ratio semble idéal, mais de nombreux postes de résidence au Québec ne sont offerts qu’aux étudiants qui parlent français. En 2017, plus de 50 de ces postes n’ont pas été pourvus. Ainsi, il y a moins de postes pour les étudiants anglophones que d’étudiants anglophones, explique Kaylynn Purdy, vice-présidente à l’éducation pour la Fédération des étudiants et des étudiantes en médecine du Canada (FEMC). « En fait, une personne peut ne pas être jumelée malgré un dossier hors pair », déclare-t-elle.
Les diplômés risquent gros dans ce jeu de chaise musicale. Un nonjumelage est souvent vécu comme une catastrophe. Comme Robert l’a écrit dans une lettre envoyée entre autres à des journalistes : « J’ai méticuleusement étudié les textes médicaux, soigneusement exercé mes compétences d’entrevue et d’examen des patients et cumulé une dette étudiante de plus de 100 000 $ pour rien. » Les diplômés non jumelés ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas été choisis et pourquoi leur avenir se retrouve soudainement compromis. Ils pourront recommencer le processus l’année suivante, mais, entre-temps, ils doivent « se résigner à passer une année dans l’incertitude », explique Aaron, diplômé non jumelé en 2017 qui a demandé d’utiliser un pseudonyme.
Un sentiment d’exclusion sociale exacerbe souvent la détresse. « On suit la même cohorte pendant des années. On tisse des liens assez étroits. Les autres vivent la vie dont ils rêvent, mais pas nous, souligne Mme Purdy. Il est arrivé que des étudiants cessent de parler à leurs collègues non jumelés pour éviter d’installer un malaise en parlant de leur résidence ou d’un achat important, comme une maison. » En colère, Clara Chu décrit le phénomène en un mot : « Facebook ».
La crise inquiète tout le monde : les organisations d’étudiants en médecine, les directeurs des programmes de résidence et les administrateurs des programmes de premier cycle. « Les doyens ciblent désormais les diplômés canadiens non jumelés comme une priorité », déclare Geneviève Moineau, présidente-directrice générale de l’AFMC. Ravi Sidhu, doyen responsable des études de troisième cycle à l’école de médecine de l’Université de la Colombie-Britannique, confie : « Le nombre d’étudiants non jumelés est extrêmement troublant. Je peux imaginer le stress qu’ils vivent. »
Il est difficile de comprendre pourquoi certains étudiants ne sont pas jumelés. Chose certaine, le fait de choisir une spécialité où la concurrence est féroce augmente les risques. À sa première demande, Robert faisait partie des 96 candidats en lice pour 81 postes de résidence en radiologie. Si la médecine familiale avait été son premier choix, il aurait presque assurément obtenu un poste – on comptait 200 offres de plus que de candidats dont c’était le premier choix. En 2017, la spécialité d’obstétriquegynécologie s’est avérée particulièrement populaire : 113 diplômés canadiens ont convoité 77 postes. Paul Foster fait partie des 36 candidats qui n’ont pas été jumelés. Sa première réaction a été de douter de lui. « Peutêtre ai-je commis une erreur », a-t-il pensé, jusqu’à ce qu’il apprenne que certains de ses amis avaient subi le même sort. « C’étaient de formidables candidats. Leur dossier ne comportait aucun problème », dit-il.
Certains blâment les étudiants qui choisissent des spécialités très contingentées et qui refusent de se diriger là où on a besoin d’eux – particulièrement en médecine familiale. Il est toutefois difficile de déterminer si une spécialité sera populaire d’une année à l’autre. Les gouvernements provinciaux définissent chaque année le nombre de postes offerts dans chacune des spécialités selon l’évolution des besoins de la population. Les préférences des étudiants peuvent aussi varier considérablement. Pendant de nombreuses années, le ratio a été d’un pour un en neurologie. L’année dernière, seulement 70 pour cent des candidats ont obtenu un poste.
La plupart des diplômés non jumelés acceptent de choisir la médecine familiale – plus des deux tiers des étudiants non jumelés au premier tour présentent une nouvelle demande au deuxième tour pour obtenir les postes restants en médecine familiale et dans les petites villes. Cependant, ces derniers rencontrent un écueil : le deuxième tour est aussi ouvert aux Canadiens formés à l’étranger. L’année dernière, ils ont été 1 811 à présenter une demande et 411 à obtenir un poste. Les directeurs des programmes restants préfèrent souvent un diplômé formé à l’étranger dont la médecine familiale est le premier choix à un diplômé du Canada pour qui elle représente un compromis. Comme le dit la Dre Moineau, « la médecine familiale ne peut plus être considérée comme une position de repli ».
Le processus de jumelage est particulièrement injuste quand il discrimine les étudiants non jumelés à la première demande lors de l’examen de leur deuxième demande. Robert Chu a pu accéder au rapport d’examen d’une de ses demandes. Son non-jumelage l’année précédente avait entaché son dossier. Il y a 10 ans, quand seulement une poignée d’étudiants n’était pas jumelés, les raisons étaient souvent claires. Leur dossier scolaire mentionnait par exemple un manque de professionnalisme. Aujourd’hui, le stéréotype demeure même si la plupart sont des étudiants exemplaires. Tandis que près de 97 pour cent des étudiants en dernière année de formation sont jumelés, seulement 65 pour cent des diplômés de l’année précédente le sont, malgré le fait qu’ils aient à leur actif plus de stages d’observation et de recherche. Chaque année, les chances de jumelage baissent.
Que faudrait-il donc faire? En février, l’AFMC, qui représente les 17 facultés de médecine canadiennes, a publié une liste de recommandations pour mettre fin à la crise. Une des recommandations qui aurait le plus d’incidence serait de ne plus permettre aux diplômés étrangers de présenter de demande au deuxième tour. (Si cette règle avait été appliquée l’année dernière, environ 70 postes de plus auraient été réservés aux diplômés canadiens.)
Il revient aux gouvernements provinciaux de décider d’adopter cette recommandation ou non. Cependant, leurs ministères de la Santé subissent également de la pression des étudiants formés à l’étranger et de leurs familles. Ces derniers sont aussi canadiens et veulent plus de possibilités de faire leur formation de troisième cycle ici.
Si on augmentait le nombre de postes de résidence, les perspectives d’avenir des médecins formés au Canada en seraient grandement améliorées. L’AFMC recommande que les organismes de financement provinciaux collaborent à l’augmentation du ratio minimal national d’une résidence pour les candidats canadiens de l’année en cours. Toutefois, cette mesure nécessiterait du financement.
Parallèlement, les programmes de résidence des universités ont reçu la directive d’augmenter l’équité et la transparence dans le processus de demande. En octobre, le conseil d’administration de l’AFMC a approuvé un document décrivant les pratiques exemplaires lors de la sélection des résidents. Par exemple, les programmes devraient « explicitement et publiquement énoncer les processus et les mesures qu’ils utilisent pour filtrer et classer les candidats ». De plus, le non-jumelage antérieur d’un diplômé ne devrait pas être pris en considération dans la décision.
Faire appliquer ces pratiques exemplaires demeure toutefois difficile. Les demandeurs ne sont pas informés de la cause de leur rejet. Robert a envoyé des courriels aux directeurs afin d’obtenir des réponses. « Il est difficile de régler un problème dont on ignore la cause », a-t-il expliqué. Tous les programmes ont refusé de lui répondre.
Kristina Arion, non jumelée après avoir fait une demande en obstétrique-gynécologie, a aussi envoyé des courriels aux directeurs de programmes partout au Canada. On lui a répondu : « Désolés, mais nous ne pouvons répondre à votre demande. » En fin de compte, un directeur a accepté d’examiner son dossier. Il lui a expliqué que les trois lettres de recommandation des candidats devaient toutes être exceptionnelles. Bien que ses lettres aient été très élogieuses, une avait été rédigée par un obstétricien avec qui elle avait travaillé pendant moins d’un mois. Une lettre d’un médecin qui la connaissait davantage aurait obtenu plus de considération. Selon elle, ce commentaire sera extrêmement utile lors de sa prochaine demande.
Le Dr Sidhu explique que les écoles ne commentent pas les décisions parce que la tâche serait trop lourde. Lorsqu’il s’agit d’un programme contingenté, 50 candidats sont sélectionnés pour l’étape de l’entrevue parmi 400 demandeurs, souligne-t-il. La plupart de ceux qui ne sont pas choisis dans le cadre d’un programme donné le seront par un autre, et n’auront donc pas besoin de conseils. La FEMC a proposé que seuls les demandeurs non jumelés puissent accéder rapidement à des commentaires de la part des responsables des programmes de résidence.
Les programmes de premier cycle ont aussi une grande importance. Actuellement, certaines écoles permettent aux étudiants non jumelés de conserver leur statut d’étudiant afin qu’ils puissent accéder à des stages optionnels ou d’observation. Mais d’autres écoles n’accordent pas cette année supplémentaire. Les étudiants qui effectuent des stages optionnels sont avantagés l’année suivante. C’est pourquoi la FEMC demande à toutes les écoles de ne pas retirer aux étudiants non jumelés leur statut d’étudiant. Toutefois, payer une année supplémentaire de droits de scolarité n’est pas agréable, surtout que les étudiants non jumelés n’obtiennent en retour que des stages optionnels, et non des cours. La situation actuelle fait en sorte que les aspirants à la résidence paient souvent des droits de scolarité uniquement pour parcourir le pays, en premier lieu pour suivre des stages optionnels et en second pour passer des entrevues en personne.
« Les étudiants en médecine ne sont pas tous nés avec une cuillère d’argent dans la bouche. Ils accumulent des intérêts sur leurs dettes. Certains ne disposent plus de crédit et se demandent “Puis-je me permettre de me présenter à cette entrevue?” », explique Paul Foster, qui doit maintenant débourser encore 25 000 $ pour suivre un stage optionnel à l’Université Western.
Tous les doyens responsables des études au premier cycle ont accepté de commencer à mettre les structures en place pour soutenir les étudiants non jumelés, ajoute la Dre Moineau. « Ils offriront par exemple des programmes d’affaires étudiantes complets et la possibilité d’effectuer une cinquième année. » Les facultés de médecine ont accepté de présenter à l’AFMC un rapport des changements mis en oeuvre d’ici octobre.
Pour les membres de la famille Chu, ces changements surviennent trop tard. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi Robert n’a pas été jumelé. Comme le Dr Whyte l’a écrit, tous ses superviseurs de stages cliniques l’avaient invariablement qualifié d’étudiant au-dessus de la moyenne ou exceptionnel. Une première lettre le disait « extrêmement motivé ». « Ses compétences en examen clinique étaient excellentes », selon une deuxième. Une troisième décrivait les relations de Robert avec ses patients et le personnel comme « remarquables ».
« Je ne tire pas beaucoup de consolation du fait qu’on me dise continuellement que je n’ai pas commis d’erreur », a écrit Robert. Sans résidence, le diplôme pour lequel il avait travaillé si dur ne valait en fait rien, selon lui.
Post-scriptum : Tout juste avant l’impression d’Affaires universitaires, Kristina Arion et Paul Foster ont tous deux appris qu’ils avaient obtenu une résidence au premier tour de 2018, qui a eu lieu le 1er mars. M. Foster a été jumelé au Programme de médecine familiale en région du Nord et éloignée de l’Université du Manitoba, et Mme Arion, au programme d’obstétrique gynécologie de l’Université Dalhousie. Les chiffres sur le processus de jumelage de 2018 devraient être publiés en mai.
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