Leadership féminin dans les universités : en finir avec le plafond de verre
La féminisation de l'université canadienne a permis des avancées majeures. Mais les femmes restent minoritaires dans les postes de direction, souvent confrontées à des biais et obstacles persistants

Depuis les années 1990, la présence des femmes dans le milieu universitaire au Canada a connu une progression remarquable. Selon Statistique Canada, en 1991 15 % des femmes âgées de 25 à 64 ans détenaient un certificat ou un diplôme universitaire. Ce chiffre avait plus que doublé en 2015, atteignant 35 %, et a encore progressé à 41% en 2021. Par ailleurs, en 2021, les femmes représentaient 59 % des diplômés universitaires et constituaient la majorité des personnes étudiantes inscrites dans les universités et collèges publics. Cependant, cet élan ne se reflète pas pleinement dans les postes de direction : en 2018-2019, en Ontario, seulement 29 % des professeurs titulaires étaient des femmes. Au sommet des établissements universitaires, les femmes représentent environ un tiers des chefs d’établissement, et ce, malgré leur majorité dans les cycles supérieurs.
Pour mieux comprendre les défis liés à cette sous-représentation, Affaires universitaires a recueilli les témoignages de cinq cheffes d’établissements francophones : Sophie Bouffard, rectrice de l’Université de Saint-Boniface, Maud Cohen, directrice générale de Polytechnique Montréal, Sophie D’Amours, rectrice de l’Université Laval, Murielle Laberge, rectrice de l’Université du Québec en Outaouais et Lucie Laflamme, directrice générale de l’Université TÉLUQ. Ensemble, elles ont exploré les obstacles systémiques, les progrès réalisés et les pistes pour favoriser une administration universitaire plus équitable.
Briser le plafond de verre
Les cheffes d’établissement s’entendent pour dire que les femmes occupant des rôles de direction sont confrontées à des barrières persistantes. Pour Mme Laberge, devenir rectrice dans un milieu historiquement masculin a impliqué de surmonter plusieurs résistances : « Nous sommes dans un milieu majoritairement féminin et avons beaucoup de professeures, mais je suis la première femme rectrice ici. Tout le comité de direction est encore majoritairement masculin. Le plafond de verre reste bien réel et difficile à fracasser ». Mme Cohen, première directrice générale de Polytechnique Montréal, souligne une dynamique similaire dans son institution, où certains départements demeurent très masculins. « C’est intimidant de prendre la direction dans des contextes aussi masculins. Pour plusieurs femmes, cela crée un frein psychologique ».
Les stéréotypes de genre ajoutent une couche supplémentaire d’obstacles. Mme Laflamme se souvient d’un collègue hésitant à promouvoir une jeune femme enceinte, craignant qu’elle ne puisse concilier travail et famille : « Un collègue m’a déjà confié : ‘J’aimerais bien promouvoir une jeune femme à un poste de cadre supérieur, mais elle est enceinte… Elle risque d’avoir du mal à concilier travail et famille, et probablement qu’elle demandera des congés, etc.’ ». Elle souligne que de telles préoccupations ne seraient probablement jamais exprimées dans le cas d’un jeune homme.
Mme D’Amours partage un autre exemple qui illustre les biais persistants dans le milieu universitaire. « Lors de ma participation à plusieurs concours importants dans les universités ces dernières années, j’ai été frappée par la façon dont les lettres de recommandation étaient rédigées. On examine des CV d’hommes et de femmes qui présentent des réalisations tout aussi impressionnantes, mais les descriptions restent profondément marquées par des stéréotypes de genre », explique-t-elle. « Pour une femme, on emploiera des termes comme mobilisatrice, collaboratrice, bienveillante ou douée pour la communication ». En revanche, pour les hommes, les lettres mettent en avant des qualités comme la stratégie, la compétence et la capacité à prendre des décisions, laissant entendre qu’ils possèdent des aptitudes naturelles pour des postes de direction.
Ce décalage, selon les cheffes interrogées, alimente un message implicite : les femmes, bien qu’appréciées pour leurs qualités relationnelles, ne sont pas perçues comme des leaders stratégiques ou décisifs. Cela renforce des préjugés qui pèsent lourdement sur les perceptions et les choix des comités de sélection, entravant ainsi leur progression vers des rôles de direction.
Progrès notable : vers un changement culturel
Malgré les nombreux défis et obstacles qui ont ponctué la carrière professionnelle des cheffes d’établissement, elles insistent sur le fait que des progrès considérables ont été réalisés. Mme Laflamme témoigne de ces avancées en affirmant qu’« il y a comme une discipline qui est en train de s’instaurer, un changement de culture qui est en train de se mettre en place grâce à la génération montante ».
« Ces jeunes, poursuit-elle, qui bénéficient du travail accompli par nos mères et de nos propres efforts, semblent porter un regard différent sur l’égalité des sexes dans le milieu académique ». Elle remarque une diminution des clivages qu’elle avait pu observer au début de sa carrière. Ces progrès, vers une plus grande équité entre hommes et femmes dans les postes de direction, sont, selon les interviewées, le fruit de deux évolutions culturelles majeures.
Le premier facteur majeur réside dans le fait que le milieu universitaire s’est féminisé de manière significative par rapport à l’époque où les cheffes d’établissement étaient doctorantes ou jeunes professeures. Mme Bouffard prend l’exemple de son université pour illustrer cette transformation. Elle souligne que « les circonstances ont bien changé aujourd’hui. Nos universités, notamment celle de Saint-Boniface, ont connu un tournant majeur. Bien que l’accueil des femmes dans les programmes postsecondaires n’ait commencé qu’en 1959 à l’Université de Saint-Boniface, aujourd’hui 67 % de nos étudiants se définissent comme des femmes, et l’équipe de direction compte désormais 61 % de femmes. Il existe donc une parité notable ». Selon les dirigeantes, cette féminisation du milieu universitaire ne se limite pas à l’enseignement supérieur, mais s’observe également dans d’autres domaines comme la politique, ce qui contribue à une normalisation du leadership féminin et aide les femmes à se projeter dans ces rôles.
Le deuxième facteur est l’évolution des responsabilités familiales, qui facilite une meilleure conciliation entre le travail et la famille pour les femmes occupant des postes de direction. Mme Laberge constate qu’aujourd’hui, les hommes jouent un rôle plus actif dans le partage des tâches parentales. Elle évoque les répercussions des congés de paternité et des congés parentaux sur la répartition des responsabilités familiales. « Autrefois, c’était souvent la femme qui devait interrompre sa carrière pour s’occuper des enfants, tandis que l’homme poursuivait sans difficulté la sienne. Désormais, avec les congés parentaux, la situation a évolué. Il y a une répartition plus équitable des responsabilités familiales entre les couples. Ce changement est crucial et a permis à davantage de femmes de s’engager dans des rôles de direction », remarque-t-elle. Cette évolution des mentalités et de la structure familiale a permis une répartition plus équilibrée des responsabilités domestiques, rendant ainsi possible pour de plus en plus de femmes d’accéder à des postes à haute responsabilité.
Vers une administration plus équitable
Alors que l’entretien touche à sa fin, les cheffes d’établissement partagent des pistes concrètes pour rendre l’administration universitaire plus équitable. Parmi les solutions proposées, elles soulignent l’importance de mettre en valeur les postes de direction afin de susciter l’intérêt des femmes. Il s’agit de rendre ces rôles plus visibles, de mieux faire connaître les responsabilités de l’administration et d’inciter les femmes dès les premières étapes de leur parcours universitaire, notamment lorsqu’elles sont doctorantes ou postdoctorantes. De plus, elles insistent sur la nécessité d’influencer la composition des comités de sélection pour garantir une représentation équitable.
Les rectrices ont également offert des conseils pratiques pour les nouvelles professeures aspirant à des postes de direction. Le conseil principal : développer la confiance en soi. Mme Laflamme explique qu’il est crucial de « croire en ses capacités ». Elle souligne qu’« on a souvent une certaine incertitude : est-ce qu’on a les compétences ? Est-ce qu’on va être capable ? Est-ce qu’on aura l’assurance nécessaire ? » Toutefois, elle insiste sur le fait qu’il est important de foncer, même lorsque l’on ne se sent pas parfaitement prête.
À cet égard, Mme D’Amours ajoute : « moi, j’ai toujours dit, ne vous dites pas non à vous-mêmes ». Elle exprime sa tristesse lorsqu’elle observe que certaines femmes s’empêchent de postuler, pensant qu’elles ne seront pas choisies. Cependant, elle les encourage à participer, en soulignant que chaque processus de candidature, qu’il soit couronné de succès ou non, permet de grandir et d’acquérir de l’expérience.
Les dirigeantes soulignent également l’importance du soutien et de l’accompagnement pour développer la confiance des femmes dans les rôles de leadership. Selon elles, des rencontres individuelles sont essentielles pour encourager les professeures à se tourner vers l’administration. « Il faut commencer quelque part », explique Mme Bouffard. Elle raconte que, lorsque des professeures expriment un intérêt pour des postes administratifs, elle prend le temps de s’asseoir avec elles et de discuter des opportunités. De son côté, Mme Cohen évoque ses conversations avec des femmes qui, bien qu’ayant un potentiel évident, doutent de leurs capacités en raison d’un manque d’expérience dans des fonctions de direction. Elle leur répond souvent : « Tu sais que tu peux en faire ce que tu veux. Oui, il y a un cadre institutionnel à respecter, mais après, c’est toi qui définiras la manière de diriger, selon ta personnalité et tes priorités ».
Ces témoignages révèlent que, bien que de nombreux progrès aient été réalisés, des défis demeurent. Au-delà des structures et des mécanismes institutionnels, il subsiste des biais implicites qui influencent encore la perception des rôles de leadership. Mme Laflamme résume cette réalité en affirmant : « c’est dans l’intangible que ça reste ». Elle met en lumière le changement culturel nécessaire pour que l’équité entre les sexes devienne la norme. Mme Bouffard renchérit, affirmant que « c’est vraiment un changement de culture qu’il faut opérer » pour atteindre une réelle égalité dans le milieu académique.
Les cheffes d’établissement partagent ainsi des exemples de changements culturels positifs et des pistes concrètes pour aider les femmes à accéder à des rôles de direction. L’entretien se clôt sur une note optimiste, avec la conviction que l’équité entre les sexes dans l’université est non seulement possible, mais aussi essentielle. En conclusion, Mme D’Amours affirme que « lorsque une femme est à la tête de l’université, cela change des choses par essence. On représente l’avancement des femmes. Il y a beaucoup de communication, sans même avoir à dire un mot ».
Laisser un commentaire
Affaires universitaires fait la modération de tous les commentaires en appliquant les principes suivants. Lorsqu’ils sont approuvés, les commentaires sont généralement publiés dans un délai d’un jour ouvrable. Les commentaires particulièrement instructifs pourraient être publiés également dans une édition papier ou ailleurs.