Les étudiants parents souhaitent l’appui des universités

« Certains se sentent stigmatisés; ils ont l’impression de ne pas être à leur place parmi les autres étudiants ou de ne pas être les bienvenus. »

10 janvier 2018

Il y a cinq ans, Kayla Madder est tombée enceinte sans l’avoir prévu, peu avant l’obtention de son deuxième diplôme de premier cycle à l’Université de la Saskatchewan. Après un congé de huit mois à la suite de la naissance de son fils, Amari, elle a entrepris une maîtrise en science animale et avicole. Comme elle allaitait encore, elle a fait le tour du campus en compagnie d’une collègue de classe, elle aussi mère, pour trouver des endroits adéquats où allaiter, mais « personne ne savait vraiment où nous diriger. Certains proposaient d’utiliser les salles de bain, qui ne sont pas des lieux sécuritaires pour allaiter, et d’autres de nous installer dans notre voiture », raconte-t-elle.

La situation a beaucoup changé depuis, en grande partie grâce aux efforts de Mme Madder. Après avoir lancé une pétition à l’Université, elle a créé à l’automne 2014 le groupe Parents on Campus qui a aménagé une salle d’allaitement dont Mme Madder assure la coordination en plus de son emploi à temps plein à titre de gestionnaire de laboratoire au sein du collège d’agriculture de l’Université. L’accès est sécurisé par NIP, ce qui permet aux mères d’allaiter en tout confort. On y trouve des canapés, un réfrigérateur et un micro-ondes, un oreiller d’allaitement ainsi que des jouets et des livres pour les enfants plus âgés. « La salle procure l’intimité nécessaire pour donner le sein ou tirer le lait, en plus de permettre aux mères de rencontrer d’autres parents », explique Mme Madder.

Depuis, les services offerts aux étudiants parents sont plus variés. Une deuxième salle d’allaitement a ouvert ses portes en janvier 2017 sur le campus Prince Albert de l’Université. Le groupe de parents, également coordonné par Mme Madder, propose, par exemple, des séances d’information mensuelles sur le choix et l’installation sécuritaires d’un siège d’auto ainsi que la planification familiale et le droit de la famille, et organise des journées d’activités en famille et des fêtes à la piscine. Un groupe Facebook et une page Instagram permettent aux parents d’échanger et des séances d’études familiales sont prévues. Le groupe a été invité par l’administration à donner son avis sur des initiatives comme la création d’une stratégie axée sur le bien-être. Mme Madder travaille également à l’élaboration de politiques relatives à l’éducation des enfants et à la grossesse.

Le succès de l’initiative de Mme Madder prouve qu’il est possible d’agir, mais ce problème persiste sur de nombreux campus, malgré certaines initiatives louables. Il existe toutefois de l’aide : l’Association des services aux étudiants des universités et des collèges du Canada (ASEUCC) a mis sur pied un sous-groupe de professionnels pour échanger et générer de nouvelles idées au sujet des services et des programmes pouvant être offerts aux étudiants parents. Ce type de soutien est accueilli à bras ouverts, estime Mme Madder.

À chaque établissement son modèle

Créé en 1993, le Bureau des services à la famille de l’Université de Toronto relève des services des ressources humaines et de l’équité de l’établissement et est un des premiers services de soutien aux parents à avoir été rendus disponibles. Comptant quatre employés, le bureau aide les étudiants, les professeurs et les membres du personnel qui ont des enfants à trouver un logement et un service de garde. Il fournit également des salles d’allaitement et organise des ateliers et des groupes de discussion sur des sujets comme la planification familiale et les politiques relatives aux congés. Un site Web et un groupe Facebook permettent aux parents de tisser des liens, et un programme de mentorat a été mis sur pied en 2013. Par ailleurs, le bureau ne s’adresse pas uniquement aux nouveaux parents, il offre également du soutien en matière de soins aux aînés, de deuil et de divorce.

À l’Université McGill, Julia Pingeton est coordonnatrice des ressources familiales au sein du Bureau de l’éducation en équité sociale et diversité, un poste créé il y a trois ans, et elle offre des services et des activités aux parents. Mme Pingeton a recours à la gestion de cas pour aider les étudiants à se débrouiller entre autres avec les politiques d’accommodement en cas de grossesse et l’inscription au service de garde. Le bureau offre également du soutien aux partenaires de vie, de même que des services d’aide aux étudiants qui ont des personnes âgées à charge.

Photo du Bureau des services à la famille de l’Université de Toronto/Facebook.

Sont offerts, entre autres, des ateliers de cuisine avec service de garde; des séances d’études du samedi avec service de garde en collaboration avec l’Association des étudiants aux cycles supérieurs; des activités comme des dîners-causeries pour la Journée internationale de la famille et des bourses pour les camps sportifs estivaux de l’Université. Trois salles d’allaitement ont été aménagées et un programme de mentorat inspiré de celui de l’Université de Toronto ainsi que du Centre des étudiants parents de l’Université Concordia a été lancé. (Sans faire partie du groupe de l’ASEUCC, ce dernier offre également des services de soutien aux étudiants parents.)

À l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, Anne Bartlett a compris, d’après les questions posées lors de la journée d’accueil de la rentrée, qu’il était nécessaire d’aider les étudiants parents. En sa qualité de coordonnatrice du programme Pathways to Academic Success du Centre d’enseignement et d’apprentissage de l’établissement, elle a organisé une première activité dans un endroit initialement destiné aux étudiants qui résident hors campus. L’activité se tient désormais trois fois par semestre et s’adresse également aux professeurs et aux membres du personnel.

« Lors d’une soirée, un registraire adjoint, un conseiller, un professeur et une conseillère, qui est aussi grand-mère, étaient présents. Ils avaient emmené leurs enfants et petits-enfants. Les étudiants ont ainsi eu l’occasion de discuter librement avec des membres du personnel », se souvient Mme Bartlett. Entre les activités, les étudiants parents participent à un groupe Facebook, sur la page duquel certains services universitaires
annoncent les activités où les enfants sont les bienvenus, comme la fête de l’Halloween du département de musique. « Les choses commencent vraiment à bouger. Nous n’avons ni membre du personnel désigné, ni bureau, ni budget, mais nous constatons les besoins et faisons tout ce que nous pouvons avec nos bénévoles », ajoute Mme Bartlett.

À l’Université de Montréal, le conseiller Martin Rioux a reçu de la fédération étudiante en 2009 le mandat d’élaborer des programmes pour étudiants parents. Il a depuis organisé des activités mensuelles, dont un BBQ d’orientation, une cueillette de pommes, une activité avec le père Noël et une sortie à la cabane à sucre. Ces activités sont financées par des fonds étudiants – ce n’est pas le cas dans toutes les universités – et s’adressent uniquement aux étudiants parents. Elles attirent généralement de 50 à 100 participants. Comme de nombreux étudiants parents sont des immigrants ou des Québécois de première génération, ces activités sont une bonne façon de leur faire découvrir la culture de leur province d’adoption. Selon M. Rioux, la réaction des parents est très positive et leur groupe Facebook a pris presque autant de place dans les échanges que les activités en personne; les deux modes de communication étant complémentaires.

Quantifier la population d’étudiants parents

Les universités ne disposent pas toutes d’un budget pour aider les étudiants parents, et les intervenants estiment qu’il serait plus facile d’obtenir de l’aide financière si le nombre d’étudiants parents était connu. Malheureusement, peu d’universités tiennent des registres, et il existe peu de données fiables à l’échelle provinciale ou nationale.

À l’Université de Toronto, la responsable du Bureau des services à la famille, Kaye Francis, consigne le nombre d’étudiants que son équipe aide directement – soit environ 100 au premier cycle et 400 aux cycles supérieurs, selon le rapport annuel du Bureau –, mais elle admet que ce n’est sans doute pas représentatif de l’ensemble de la population. L’Université de Montréal ne tient pas de registre officiel, mais M. Rioux souligne qu’environ 18 pour cent des étudiants de niveau postsecondaire dans l’ensemble de la province font une demande de bourse d’études à un programme provincial d’aide financière aux parents. Selon un rapport de 2013 (PDF) du Conseil supérieur de l’éducation du Québec, environ 25 pour cent des étudiants ont des enfants à charge.

Tricia van Rhijn, professeure adjointe en relations familiales et développement humain à l’Université de Guelph, est l’une des seules universitaires canadiennes à faire de la recherche sur les étudiants parents et les étudiants adultes. Elle-même adulte à son entrée à l’université en 2004, elle a terminé un baccalauréat à l’Université de Guelph à 34 ans, après qu’un congé de maternité de six mois s’est transformé en pause de 12 ans
pour élever ses deux fils.

Dans le cadre d’une étude publiée dans la revue Canadian Journal of Higher Education en 2011, Mme van Rhijn s’est penchée sur les données de l’Enquête sur la population active et de l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu de Statistique Canada de 1976 à 2005. Elle a découvert que de 11 à 16 pour cent des étudiants de niveau postsecondaire avaient au moins un enfant à charge. Parmi eux, il y avait plus de deux fois plus de femmes que d’hommes, et les pourcentages variaient selon la région et le type d’établissement. Les provinces des Prairies affichaient les chiffres les plus élevés, et les étudiants de niveau collégial étaient plus nombreux à être parents que ceux qui fréquentaient l’université.

L’étude « a permis de chiffrer une réalité que nous soupçonnions déjà, c’est-à-dire que le nombre d’étudiants parents est plus élevé que ce que tout le monde croyait », indique la chercheuse. Elle précise que l’étude portait uniquement sur les étudiants au premier cycle de plus de 25 ans (le seuil généralement utilisé pour définir l’étudiant adulte), et que le véritable pourcentage d’étudiants parents – qui tiendrait compte des étudiants au premier cycle de moins de 25 ans et des étudiants aux cycles supérieurs – est très certainement plus élevé.

Mme van Rhijn souhaite que plus d’universités recueillent des données sur cette population étudiante, en utilisant par exemple les formulaires d’inscription. L’ajout d’une question à l’Enquête nationale sur la participation étudiante, une enquête américaine utilisée par de nombreuses universités canadiennes, serait également utile, ajoute-t-elle.

Sentiment d’isolement

Dans le cadre de ses travaux, Mme van Rhijn a réalisé des entrevues avec des dizaines d’étudiants parents. Beaucoup lui ont confié se sentir invisibles sur le campus. « J’ai parlé à des parents de 22 ou 23 ans, qui sont donc du même âge [que les autres étudiants au premier cycle], mais qui se sentent complètement différents en raison de leur situation de vie et de leurs responsabilités », explique-t-elle.

Les étudiants parents se sentent également coupables de passer du temps à l’école alors qu’ils pourraient être avec leurs enfants. « Beaucoup ont l’impression de faire un choix très égoïste, mais leur principale motivation à poursuivre des études est de pouvoir offrir une vie meilleure à leurs enfants. »

À l’Université de la Saskatchewan, des réactions semblables ont été obtenues dans un sondage pilote auprès des parents du campus en collaboration avec des étudiants du collège de la santé publique. « Le sentiment d’isolement des parents était un thème récurrent, constate Mme Madder. Certains se sentent stigmatisés; ils ont l’impression de ne pas être à leur place parmi les autres étudiants ou de ne pas être les bienvenus. » Le sondage, que Mme Madder entend refaire en 2018 en y ajoutant des questions, a également révélé que près d’un étudiant parent sur cinq ignorait l’existence de ressources familiales sur le campus.

Il peut être difficile de cibler les étudiants parents pour communiquer avec eux. À l’Université de Toronto, le Bureau des services à la famille tente de les joindre grâce à un lien intégré au formulaire d’inscription en ligne, lors de présentations pendant la semaine d’orientation et dans certaines classes, et en diffusant de l’information sur les écrans publics qui se trouvent sur le campus. À l’Université McGill, Mme Pingeton communique avec les étudiants parents à l’aide de bulletins et d’affiches, et s’associe par exemple aux bureaux du centre international et des associations étudiantes. « C’est efficace, mais ça pourrait l’être encore plus, dit-elle. Nous savons que de nombreux étudiants parents ne connaissent toujours pas notre
existence. »

Photo du Bureau des services à la famille de l’Université de Toronto/Facebook.

Il serait certes utile de recenser les étudiants parents au moment de l’inscription, mais beaucoup d’étudiants deviennent parents pendant leurs études. Lisa Engel, ergothérapeute et titulaire d’un doctorat de l’Institut des sciences de la réadaptation à l’Université de Toronto, a entrepris ses études doctorales en 2012 et a accouché d’un garçon, Jacob, en 2014, à l’âge de 34 ans. Elle a pris un congé de maternité de sept mois avant de reprendre ses études à l’automne 2017 (elle est actuellement chercheuse postdoctorale à l’hôpital Western Toronto).

Habitant un logement familial de l’Université avec son mari, Mme Engel a découvert l’existence du Bureau des services à la famille grâce à des affiches dans son immeuble. Elle s’est tout de suite prévalue des services en joignant le groupe sur la grossesse et en demandant conseil sur la façon d’organiser son congé de maternité avec son superviseur, son département et même son organisme subventionnaire.

Comme d’autres, elle dit avoir rencontré des étudiants qui ont des enfants ou qui sont sur le point d’en avoir, et qui n’ont aucune idée que ces services existent. Depuis la naissance de son fils, Mme Engel se fait poser tellement de questions sur son parcours qu’elle a décidé d’organiser une table ronde sur la parentalité. Elle a également été mentore pour le Bureau des services à la famille et estime que les activités communautaires qui se tiennent régulièrement dans sa résidence lui sont d’une grande aide.

Des idées de toutes parts

Les services de soutien aux étudiants parents croient que les universités doivent poser des gestes, aussi petits soient-ils. « Chaque étudiant a le droit de participer à la vie sur le campus, estime Mme Bartlett de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard. Si nous n’offrons pas aux étudiants parents la possibilité de s’intégrer, nous manquons à notre devoir. » Elle propose aux établissements qui n’ont pas de budget de faire preuve de créativité et de tirer parti des ressources sur le campus, en demandant par exemple à des étudiants en éducation et en sciences infirmières d’organiser bénévolement des ateliers.

Au lieu de décrire à quoi devraient ressembler les services, Mme van Rhijn propose plutôt de commencer par recueillir des données : « Il faut cerner les besoins uniques de cette population étudiante, car, d’après mes observations, ils varient d’un établissement à l’autre. » Elle croit en outre qu’il ne faut pas alourdir davantage le fardeau des parents étudiants. « Il est question ici d’un groupe d’étudiants déjà débordés en raison de leurs nombreuses responsabilités. » Mme Pingeton abonde : « Je pense qu’il incombe souvent aux groupes d’étudiants de former leurs propres réseaux de soutien. Ce n’est pas une attente réaliste envers des étudiants déjà très occupés. »

Les intervenants soulignent aussi les besoins financiers. Grâce aux changements apportés récemment au Régime d’aide financière aux étudiantes et étudiants de l’Ontario, il est désormais plus facile pour ceux qui n’ont pas fréquenté l’école pendant au moins quatre ans d’obtenir une aide financière, et certaines universités offrent déjà des bourses destinées aux parents célibataires, mais il serait possible d’en faire plus. Pendant ses études, Mme van Rhijn a eu du mal à obtenir de l’aide financière, car le revenu de son conjoint était parfois estimé trop élevé.

Certains accommodements peuvent aussi être envisagés par les professeurs pour mieux soutenir les étudiants parents. Mme van Rhijn utilise des outils comme Google Hangout et Skype pendant ses heures de disponibilité, et elle permet aux étudiants parents d’emmener leurs enfants en classe ou d’assister aux cours par Skype lorsque le service de garde n’est pas disponible. Mme Engel, de l’Université de Toronto, se souvient que son superviseur faisait lui aussi preuve de compréhension, surtout lorsqu’elle avait de fortes nausées matinales. Les professeurs peuvent également se montrer souples dans l’organisation des travaux d’équipe. Il est plus réaliste de prévoir ses travaux avant ou après les heures de cours plutôt que la fin de semaine, lorsque les étudiants parents ont souvent des engagements familiaux.

Du côté parascolaire, Mme Pingeton propose aux groupes d’étudiants et aux départements de rendre les activités qu’ils organisent plus accueillantes pour les enfants en choisissant des heures (sur l’heure du dîner plutôt qu’en soirée) et des endroits (ailleurs qu’au bar étudiant) adaptés aux familles, sans oublier l’accès à un service de garde. « Même si une activité est super intéressante, je n’y assisterai pas si elle n’est pas directement liée à mes travaux de recherche et que le service de garde est fermé », explique Mme Engel. D’ailleurs, quand elle reçoit un courriel annonçant la tenue d’une activité, elle regarde avant toute chose l’heure à laquelle elle se tiendra.

Mme van Rhijn estime qu’il n’est pas avantageux d’ignorer les besoins des étudiants parents, car ceux-ci réussissent généralement bien sur le plan scolaire, mais sont également surmenés en raison de leurs études qui s’ajoutent à leurs responsabilités familiales. « Les conséquences peuvent être graves. Comme ils sont débordés, ils peuvent en venir à décrocher si un événement les empêchant d’assister à un cours survient. »

Parallèlement, Mme van Rhijn croit que la hausse du nombre d’étudiants adultes, y compris ceux qui ont des enfants, constitue un atout économique non négligeable en raison des changements démographiques qui entraînent un déclin de la population étudiante traditionnelle qui arrive directement de l’école secondaire. « Je crois que les universités et les collèges doivent cibler le marché des étudiants adultes et parents. »

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