Les think tanks sont des joueurs clés dans le milieu des politiques publiques au Canada

Les divers instituts de politiques du pays « savent faire entendre leur voix parmi toutes celles qui saturent le marché des idées d’aujourd’hui », affirme un expert.

10 avril 2019

Chercheur anishinaabe ayant grandi dans une communauté autochtone du centre de l’Ontario, Hayden King affirme qu’il est toujours contrarié lorsque des experts non autochtones, entre autres ceux qui contribuent à des think tanks (laboratoires d’idées) liés à de grandes entreprises, interviennent dans l’élaboration des politiques publiques touchant les Premières Nations du Canada. Cet expert, auteur de nombreux ouvrages sur les nations autochtones et le colonialisme au Canada qui a travaillé dans trois universités de l’Ontario – McMaster, Carleton et Ryerson – s’est donc empressé d’accepter le poste de directeur général du nouveau Yellowhead Institute.

Inauguré en’ juin dernier à l’Université Ryerson, l’institut se définit comme le premier et unique think tank ancré dans les réseaux des Premières Nations et consacré à l’autodétermination des peuples autochtones. « Notre objectif est de produire des analyses utiles et une documentation facile d’accès afin que les collectivités puissent se préparer aux changements rapides, nombreux et cruciaux en matière de politiques qu’on observe actuellement au Canada, explique M. King, qui dirige une petite équipe surtout composée de chercheurs non autochtones de l’Université Ryerson – un noyau qu’il espère élargir en recrutant de jeunes universitaires issus des Premières Nations. Il est temps que les peuples autochtones soient considérés comme des experts de leur propre vécu. »

En chiffres

Les think tanks ne font l’objet d’aucune définition particulière, mais en règle générale, il s’agit de regroupements de chercheurs, d’universitaires et autres professionnels qui mènent des activités stratégiques d’analyse, de recherche et de promotion d’intérêts dans un domaine particulier. Selon l’expert Donald Abelson, il existe une centaine de think tanks au Canada. C’est peu comparativement aux quelque 7 000 groupes actifs dans le monde entier, dont près de 2 000 aux États-Unis seulement.

« Mais la qualité des travaux effectués par les think tanks au Canada et l’influence que ces groupes exercent compensent leur petit nombre », explique M. Abelson, auteur de nombreux articles et ouvrages sur le sujet, dont Northern Lights: Exploring Canada’s Think Tank Landscape, publié en 2016 par McGill-Queen’s University Press (MQUP), et Do Think Tanks Matter? Assessing the Impact of Public Policy Institutes, dont la troisième édition (aussi aux MQUP) est parue en novembre dernier.

Ancien professeur au Département de sciences politiques de l’Université Western, un département dont il a aussi été le directeur, M. Abelson dirige depuis août dernier l’un des okus récents think tanks du pays, soit le Brian Mulroney Institute of Government de l’Université St. Francis Xavier, où il sera également premier titulaire de la chaire ECN Capital sur les relations Canada-États-Unis.

Il prévoit un bel avenir pour les think tanks dans les sociétés démocratiques modernes et estime qu’ils représentent une source d’emploi intéressante pour les universitaires de tous âges, à condition qu’ils fassent preuve de transparence et maintiennent leur crédibilité en matière de financement, de recherche et d’intégrité intellectuelle. D’après lui, « les think tanks savent faire entendre leur voix parmi toutes celles qui saturent le marché des idées d’aujourd’hui ».

Photo par 85Fifteen d’Unsplash.

Travaux de recherche pertinents pour les politiques

Selon M. Abelson, les think tanks sont difficiles à définir, car chacun est unique sur le plan de la mission, du champ d’activité et du financement. « Par contre, ils sont tous engagés à mener des travaux de recherche opportuns et pertinents pour les politiques, dit-il. Ils se distinguent et se définissent surtout par leurs sources et niveaux de financement. »

Certains groupes facturent leurs services, mais la majorité dépend beaucoup de collectes de fonds. « L’essentiel de leur financement provient de quatre sources : œuvres philanthropiques, entreprises, sources privées et gouvernement, explique M. Abelson. Un très petit nombre d’entre eux sont financés par des fondations. »

Pour compliquer encore les choses, certains think tanks, dont le Yellowhead Institute et le Mulroney Institute of Government, sont hébergés dans des universités. « Les campus universitaires offrent des avantages, car les salaires et autres frais sont payés […] ajoutez à cela les séminaires et les conférences, et vous obtenez une accumulation intéressante de bénéfices. »

Cependant, le succès des think tanks sur campus dépend de l’engagement à long terme de l’université concernée. « Les fonds de démarrage ne suffisent pas, prévient M. Abelson. Le plus important est d’avoir un modèle de financement viable. De nombreux think tanks démarrent sur les chapeaux de roues, mais s’essoufflent rapidement, faute de financement. »

Selon lui, l’Institut Nord-Sud (INS) représente un des échecs les plus retentissants au Canada à cet égard. Fondé en 1976 à titre d’organisme de recherche indépendant axé sur les politiques de développement international (d’où sa devise « Recherche en vue d’un monde plus juste »), l’INS a cessé ses activités en 2014 lorsque sa principale source de financement, le gouvernement fédéral, s’est tarie. « L’INS était l’un des premiers think tanks au monde, explique M. Abelson, mais son financement n’était pas assez diversifié. »


Source:Do Think Tanks Matter? Assessing the Impact of Public Policy Institutes, 3iem édition, 2018.

Institut Budget annuel (millions de dollars) Nombre de mentions
à la télévision, dans les
journaux et à la radio
L’Institut Fraser 10 6 022
Conference Board du Canada 40 5 789
C.D. Howe Institute 3.5 4 792
Canada West Foundation 3 3 897
Canadian Centre for Policy Alternatives 5 3 185
Pembina Institute 4 2 319
Forum des politiques publiques 3.5 1 457
Institut économique de Montréal 2,25 517

Source: Do Think Tanks Matter? Assessing the Impact of Public Policy Institutes, 3iem édition, 2018.


Un peu d’histoire

Au xixe siècle, l’équivalent européen des think tanks actuels était les sociétés savantes, telles que la Société fabienne de Londres qui prônait le socialisme démocratique, au lieu des révolutions armées, comme moyen d’effectuer des réformes. Le mouvement des think tanks n’a gagné l’Amérique qu’au début du xxe siècle, lorsque des organismes philanthropiques comme la Carnegie Foundation et le Brookings Institute ont entrepris d’aider les gouvernements à résoudre des problèmes sociaux complexes.

Ce mouvement a pris de l’ampleur et mené à la création de groupes spécialisés tels que la RAND Corporation et l’Urban Institute dans les années 1930 et 1940. L’émergence d’une forte mentalité d’entreprise aux États-Unis dans les années 1950 et 1960 a entraîné la création des think tanks de promotion d’intérêts que nous connaissons aujourd’hui, et que M. Abelson étudie.

« Ils ont délaissé la recherche et adopté un modèle axé sur le marketing des idées afin d’influencer les décideurs, explique-t-il. Ce changement marque un tournant dans l’histoire des think tanks. »

Selon M. Abelson, le nouveau modèle a permis aux think tanks d’exercer une influence sans précédent sur les politiques gouvernementales – aucun avec plus de succès que la Heritage Foundation. Créé en 1973 et massivement financé par les grandes entreprises, cet organisme qui regroupait des dizaines d’universitaires et de penseurs issus de la droite conservatrice a fortement influencé la présidence de Ronald Reagan au début des années 1980.

Son rapport de 1 000 pages, remis en mains propres à Ed Meese, le conseiller principal de Reagan en matière de politiques, comprenait des plans de politiques intérieures et extérieures allant de la déréglementation, la réforme fiscale et la privatisation à ce qui allait devenir l’Initiative de défense stratégique, aussi surnommée guerre des étoiles. « Reagan incarne l’influence des think tanks et l’importance qu’on doit leur accorder, explique M. Abelson. Ils ont donné une structure, un sens et une orientation à sa présidence. »

Au Canada, ces groupes n’ont pas réussi à infléchir le processus d’élaboration des politiques avec autant d’efficacité, selon M. Abelson. « Leur influence est moins grande ici parce que les idées proviennent généralement du caucus et du parti. »

Comme les think tanks au Canada disposent de moyens financiers beaucoup plus modestes, bon nombre d’entre eux tiennent à leur indépendance et à leurs capacités de recherche. Ils ont donc des opinions plus nuancées. « Si jamais on les considère comme un prolongement des groupes ou des mouvements auxquels ils sont liés, leur financement pourrait cesser, précise M. Abelson. Les groupes doivent être perçus comme des organismes indépendants qui font un travail de qualité. »

La plupart des think tanks au Canada réussissent très bien à trouver un créneau qui leur convient. « Leur taux de mortalité est très faible. Les groupes les plus efficaces ne nuisent pas aux autres. »

Photo par freddie marriage d’Unsplash.

Deux grandes catégories

Guillaume Lamy, un étudiant au doctorat à l’Université du Québec à Montréal qui s’intéresse également aux think tanks, voit les choses un peu différemment. Selon lui, ils se divisent en deux grandes catégories.

« Le premier [type] fait un travail sérieux, utile et non controversé », explique M. Lamy, qui est aussi animateur et producteur à la chaîne de télévision québécoise Canal Savoir. Il donne en exemple le Conference Board du Canada et le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (CIGI), deux des groupes les mieux financés au Canada (budgets de 40 et de 25 millions de dollars respectivement).

L’autre catégorie comprend ce que M. Lamy appelle les « think tanks combattants », qui défendent des principes ou des idéologies hors du système politique. Selon lui, cette catégorie comprend les organisations économiques néolibérales, telles que l’Institut Fraser et l’Institut économique de Montréal, et à l’opposé, les groupes militants écologistes comme la Fondation David Suzuki. « Certains de ces groupes sont des militants farouches, dit-il. Ils représentent le dernier stade de l’idéologie politique. »

L’Institut Fraser est la seule organisation canadienne parmi les 25 premiers groupes non américains figurant au 2018 Global Go To Think Tank Index, l’indice publié par le programme de think tanks et de sociétés civiles de l’Université de la Pennsylvanie, auquel M. Lamy collabore. Le CIGI arrive au 27e rang.

Comme cela a été le cas aux États-Unis, l’avènement de think tanks de droite au Canada, tels que l’Institut Fraser, a été contrebalancé par la création de groupes de gauche, comme le Centre canadien de politiques alternatives et, au Québec, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques. M. Lamy soutient que les travaux de recherche effectués des deux côtés de l’échiquier – selon l’idéologie de chacun – ont accentué la polarisation.

« Ces think tanks prennent la place des partis politiques dans le débat public. Ils ont souvent des positions beaucoup plus radicales et unidirectionnelles que les partis politiques, car ces derniers doivent plaire à une population plus vaste. »

Selon M. Lamy, leurs données et opinions sur les questions d’intérêt public dominent aujourd’hui les cycles de nouvelles. « Il est aujourd’hui impossible d’avoir un débat sans y inclure les opinions, études et faits provenant des experts d’un think tank. Sans études ni données pour appuyer un argument, il est très difficile de se tailler une place dans l’espace médiatique. »

Andrew Parkin, directeur du Mowat Centre, est d’accord. Le centre, qui se définit comme « la voix de l’Ontario en matière de politiques publiques », est hébergé à la Munk School of Global Affairs and Public Policy de l’Université de Toronto, où M. Parkin occupe aussi un poste de professeur agrégé. Il dit que les groupes comme le sien ajoutent un volet sur les politiques aux importants débats publics.

« La réflexion sur les politiques publiques non urgentes s’est affaiblie au fil du temps en raison des compressions au gouvernement et de la réaffectation des fonctionnaires à l’administration et aux affaires courantes de l’État », explique M. Parkin, qui siégeait au Conseil des ministres de l’Éducation (Canada) avant de se joindre au Mowat Centre en 2017.

Selon lui, les travaux effectués sans lien de dépendance par le petit groupe de chercheurs du Mowat Centre sur des sujets de leur choix – qui s’inscrivent toutefois dans le mandat du think tank – permettent au gouvernement en place, quel qu’il soit, de « penser tout haut » et d’explorer les idées sans intention partisane.

« Il est difficile pour les gouvernements de discuter publiquement de sujets qui ne sont pas encore concrets, mais qui pourraient le devenir dans deux, cinq ou dix ans, explique M. Parkin. En agissant ainsi, le centre fournit un service public précieux. »

Pamela Sugiman, doyenne de la Faculté des arts de l’Université Ryerson, voit la création du Yellowhead Institute du même œil. « Le moment est propice, car les discussions actuelles sur les questions autochtones dépassent largement le cadre universitaire », précise cette sociologue et chercheuse dans le domaine des politiques relatives aux sexes et à la race au Canada. D’après elle, l’institut est « la réponse des universitaires à la Commission de vérité et réconciliation » et servira de tremplin pour le recrutement d’étudiants autochtones partout au Canada. « Nous sommes très fiers du travail que nous faisons. »

This site is registered on wpml.org as a development site. Switch to a production site key to remove this banner.