L’essor des prépublications
La manière dont les données scientifiques sont publiées et diffusées s'est métamorphosée pendant la pandémie.
Malgré ses lacunes, l’évaluation par les pairs est l’un des plus importants fondements du processus scientifique. Les serveurs de prépublications, qui mettent en ligne des articles scientifiques n’ayant pas encore été révisés ou publiés, ont mis du temps à s’imposer dans de nombreux domaines.
Puis, la pandémie est arrivée.
« La COVID a tout changé », déclare Jim Handman, directeur général du Centre canadien science et médias. Les chercheurs, communicateurs scientifiques et journalistes, habituellement plus réticents à utiliser des prépublications, ont soudainement ressenti l’urgence de diffuser de nouveaux renseignements importants le plus rapidement possible pour aider à contrer cette menace sans précédent pour la santé publique, ce qui a conduit à l’explosion de l’utilisation des serveurs de prépublications. Désormais, chacun s’adapte à cette nouvelle façon de travailler et élabore des pratiques exemplaires pour tirer parti de la rapidité de publication et d’un auditoire élargi, tout en cherchant à minimiser les risques liés à la communication de données scientifiques non révisées.
La plupart du temps, le monde de l’édition savante évolue à pas de tortue. Les nouvelles publications peuvent mettre des mois, voire des années, à se frayer un chemin dans le processus d’évaluation par les pairs et de publication. Et même alors, elles peuvent être difficiles d’accès pour la majorité des gens. Il y a 30 ans, certains scientifiques ont commencé à publier leurs travaux dans des dépôts en ligne avant que ceux-ci soient officiellement révisés et publiés. ArXiv, qui publie des recherches en mathématiques, en physique et en astronomie, a été le premier dépôt lancé en 1991. Au cours des décennies suivantes, d’autres dépôts couvrant d’autres domaines ont été créés.
Pour la plupart des scientifiques, le point fort des prépublications est la vitesse à laquelle ils peuvent rendre les résultats de leurs recherches publics et consulter de nouveaux travaux téléversés par leurs collègues. « Les prépublications accélèrent la communication scientifique, ce qui est une bonne chose pour les auteurs d’articles et la science dans son ensemble », affirme Jessica Polka, directrice générale d’ASAPbio, une initiative à but non lucratif promouvant l’innovation et la transparence dans le secteur des sciences de la vie. Elles permettent également d’obtenir des commentaires rapides, de trouver de nouveaux collaborateurs et de déterminer à qui revient une découverte, ajoute-t-elle.
Le besoin de rapidité
Selon Devang Mehta, chercheur postdoctoral en biologie végétale à l’Université de l’Alberta, la rapidité est l’attrait majeur des serveurs de prépublications. « Autrement, ça peut prendre des mois ou des années avant que la communauté puisse constater ce que vous avez découvert. » Les prépublications ont radicalement transformé la science, ajoute-t-il. M. Mehta affiche tous ses travaux sous forme de prépublications, et c’est également ainsi qu’il se tient informé des recherches dans son domaine. « La plupart des articles que je lis sont des prépublications. Habituellement, lorsque je trouve un article publié dans une revue, je l’ai déjà lu en prépublication. »
Selon M. Mehta, « on s’inquiète de moins en moins de perdre l’exclusivité d’une étude en prépublication ou de voir son article refusé par une revue ». Celui-ci siège au groupe consultatif pour les chercheurs en début de carrière de la revue biomédicale eLife, qui n’accepte que des manuscrits ayant paru sous forme de prépublications. Des éditeurs plus traditionnels comme Springer Nature approuvent même l’utilisation des prépublications et ne les considèrent pas comme une publication préalable (ce qui est parfois un motif de rejet d’un article).
« Plusieurs découvertes importantes ont d’abord été communiquées sous forme de prépublications, comme des descriptions cliniques préliminaires ou l’utilisation de la position couchée sur le ventre pour les patients hospitalisés. »
Bien que les jeunes scientifiques semblent être plus à l’aise avec le recours aux prépublications pour transmettre leur travail que certains de leurs collègues plus âgés, tous lisent de manière assidue les plus récentes prépublications, soutient M. Mehta. « On ne peut pas se permettre de passer à côté du travail des concurrents ou d’une nouvelle méthode utile. »
Certains domaines scientifiques ont été plus lents que les autres à adopter cette habitude. Alors que les prépublications sont populaires depuis longtemps en physique, le domaine de la médecine s’est montré plus prudent. Probablement parce que les enjeux sont très importants, par exemple si une recherche ayant une incidence sur la santé humaine se révélait peu fiable après avoir été évaluée par des pairs, affirme M. Handman.
Le début de la pandémie de COVID-19 a cependant changé les choses, car les avantages d’une communication rapide dans la plupart des cas l’ont emporté sur les risques possibles de la diffusion de travaux non révisés. Au cours des premiers mois de la pandémie, on a observé une nette augmentation des dépôts sur le serveur de prépublications medRxiv, qui traite plus particulièrement des sciences de la santé. Jusqu’à 40 % des articles sur la COVID-19 ont d’abord été divulgués sous forme de prépublications, explique Mme Polka, d’ASAPbio. « C’était la première fois que des prépublications étaient utilisées à cette échelle en médecine, dit-elle. Plusieurs découvertes importantes ont d’abord été communiquées sous forme de prépublications, comme des descriptions cliniques préliminaires ou l’utilisation de la position couchée sur le ventre pour les patients hospitalisés. »
Selon Juan Pablo Alperin, codirecteur du Laboratoire des communications savantes de l’Université Simon Fraser, la hausse importante des prépublications au début de la pandémie s’est aussi propagée à des domaines non liés à la COVID-19 et a mené à une plus grande acceptation de cette pratique en général. Cet effet commence par contre à s’atténuer avec la diminution de l’urgence causée par la pandémie. Reste à voir quelle sera l’incidence de cette hausse d’activité au fil du temps.
Retombées médiatiques
Alors que les chercheurs ont commencé à se tourner vers les prépublications en plus grand nombre pendant la pandémie, un changement encore plus important s’est produit en dehors du milieu universitaire. Les journalistes et les membres du grand public se sont soudainement retrouvés en contact avec des prépublications, souvent pour la première fois, avec peu ou aucune compréhension de la façon dont ils devaient interpréter les résultats des recherches.
Avant la COVID-19, le Centre canadien science et médias n’incluait jamais de prépublications dans sa compilation hebdomadaire d’articles intéressants pour les journalistes, explique M. Handman. « Je ne peux pas être un expert en tout, donc la seule façon pour moi de valider la science passe par l’évaluation des pairs, dit-il. Y avoir recours était trop risqué d’après moi. » Mais après l’arrivée de la COVID-19, et les grandes découvertes quotidiennes connexes, M. Handman a ressenti un sentiment d’urgence comme jamais avant dans sa carrière. « Il y avait un besoin pressant de communiquer le contenu des prépublications, nous ne pouvions pas attendre l’évaluation par les pairs, souligne-t-il. Les gens avaient besoin de l’information le plus vite possible. »
Devant l’ampleur des renseignements préliminaires et non vérifiés disponibles, les responsables de la communication des données scientifiques au public ont commencé à prendre des précautions supplémentaires pour expliquer aussi clairement que possible leurs réserves quant à l’interprétation des résultats. Samantha Yammine, une communicatrice scientifique établie à Toronto, préconise depuis longtemps les prépublications comme un moyen important d’accroître l’accès à la science.
Mme Yammine traite les prépublications de la même manière qu’elle aborde n’importe quelle publication, évaluant soigneusement les conclusions et le parcours des auteurs. Après tout, des études de piètre qualité peuvent toujours trouver place dans l’évaluation par les pairs et être publiées dans les revues les plus prestigieuses. Elle fait donc preuve de précaution avec les prépublications. « Elles peuvent être facilement mal interprétées, en particulier par des personnes ayant une intention moins légitime. » C’est pourquoi Mme Yammine prend le temps de vérifier ce que disent d’autres experts dans le domaine à propos d’une nouvelle prépublication avant de la communiquer à son large auditoire sur les réseaux sociaux. « Je dis aux gens que les choses pourraient changer, et de ne pas tout prendre au pied de la lettre, mais si les experts s’entendent pour dire qu’il y a un important message à retenir, il est urgent de le transmettre », précise-t-elle.
Plusieurs journalistes fonctionnent de la même façon. Roxanne Khamsi, journaliste scientifique indépendante établie à Montréal, affirme que l’explosion du nombre de prépublications en santé et en médecine durant la pandémie « a changé la manière dont nous faisons notre travail ». Celle-ci a tendance à traiter les prépublications comme n’importe quel autre article, en obtenant les commentaires d’autres experts pour mettre en contexte les résultats et en examinant de près des éléments tels que la taille de l’échantillon et les groupes témoins.
Selon Mme Khamsi, une préoccupation encore plus importante est la montée de la « science par communiqué de presse », où les résultats sont rendus publics sans même faire l’objet d’une prépublication et encore moins d’une évaluation par les pairs. Par exemple, une grande partie des données préliminaires sur l’efficacité des vaccins ont été publiées de cette façon par les fabricants.
La problématique du contexte
Selon Mme Khamsi, le lecteur moyen n’en sait pas beaucoup sur les subtilités de l’évaluation par les pairs. Toutefois, elle affirme qu’il est néanmoins important pour les journalistes de comprendre que la science sur laquelle ils écrivent en est encore à ses débuts en termes de publication et d’expliquer pourquoi les gens doivent être prudents dans leur interprétation. M. Handman adopte un point de vue différent. Selon lui, ce concept peut être difficile à faire comprendre au public et pourrait soulever plus de questions qu’il n’apporte de réponses au lecteur.
Tous les journalistes ne fournissent pas ce contexte à leur public. Une étude menée par Alice Fleerackers, étudiante au doctorat dans le laboratoire de M. Alperin à l’Université Simon Fraser, a analysé plus de 450 reportages internationaux sur la COVID-19 qui présentaient des recherches prépubliées au début de l’année 2020. Elle a constaté que seulement la moitié de ces articles mentionnait le statut préliminaire des travaux. De grands journaux comme The New York Times et The Guardian étaient tout aussi susceptibles de faire fi du statut de prépublication des articles que les nouveaux joueurs dans le milieu comme Medium ou Yahoo! Actualités, affirme Mme Fleerackers.
Dans une étude de suivi (maintenant accessible en prépublication), elle a constaté que, bien que de nombreux journalistes soient conscients des problèmes liés aux prépublications et analysent les risques et les avantages avant de les utiliser pour couvrir l’actualité, ils ne savent souvent pas comment en vérifier ou en contester les conclusions. « Je ne suis pas contre l’utilisation des prépublications, ajoute Mme Fleerackers. Ce n’est pas une mauvaise méthode si on s’en sert de façon responsable. Il faut simplement une réflexion plus approfondie et critique. »
Toutefois, les risques encourus ne sont peut-être pas aussi importants que l’on croit. Deux articles publiés dans PLOS Biology en février 2022 ont comparé des prépublications avec les versions qui ont ensuite été publiées dans des revues à comité de lecture. « Les principales conclusions de nombreuses prépublications ne changent pas beaucoup lorsqu’elles sont évaluées et publiées », explique Mme Polka, coauteure de l’un des articles.
Évidemment, ces études ne tiennent compte que des prépublications qui ont paru dans une revue bien établie. M. Alperin souligne que des études préconisant l’hydroxychloroquine ou l’ivermectine comme des médicaments miracles pour traiter la COVID-19 ont été largement communiquées sous forme de prépublications avant d’être largement démystifiées. « Une seule étude peut avoir une incidence énorme, dit-il. Il est difficile de saisir l’ampleur des dommages qu’elles peuvent causer. »
La diffusion de données issues de prépublications peut aussi avoir des répercussions au-delà de la simple diffusion de renseignements importants sur les nouvelles sciences. Il s’agit d’un moyen d’examiner le processus scientifique et d’en expliquer le fonctionnement, explique M. Alperin.
« C’est une occasion de continuer à éduquer le public sur les formes que prend la recherche scientifique et de nous sensibiliser à l’importance de l’évaluation par les pairs, y compris toutes ses limites et ses lacunes. »
Mme Fleerackers affirme également que le fait d’en souligner les lacunes peut, paradoxalement, aider le public à avoir une meilleure opinion de l’ensemble du processus. Selon elle, « des études ont montré que définir la science comme un processus qui n’exclut pas l’échec peut en fait accroître la confiance que l’on y accorde ».
Laisser un commentaire
Affaires universitaires fait la modération de tous les commentaires en appliquant les principes suivants. Lorsqu’ils sont approuvés, les commentaires sont généralement publiés dans un délai d’un jour ouvrable. Les commentaires particulièrement instructifs pourraient être publiés également dans une édition papier ou ailleurs.