Crise de confiance à l’égard de la science canadienne

Pour mesurer la valeur de la recherche scientifique, il faut comprendre et respecter le contexte social dans lequel elle s’inscrit.

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La recherche scientifique renforce notre compréhension du monde, nous aide à prendre de meilleures décisions, améliore nos perspectives économiques et enrichit le tissu socioculturel du Canada. Les scientifiques ne contrôlent directement que les deux premiers éléments de ces retombées positives. Pour que la création de savoir et la compréhension qu’engendre la science génèrent les deux autres retombées, une compréhension suffisante du contexte social et des processus en jeu s’impose.

En mai dernier, l’ancien recteur de l’Université de Toronto, David Naylor, a demandé aux chercheurs de « promouvoir sans relâche leurs intérêts ». M. Naylor, qui a présidé le comité consultatif chargé de l’examen du soutien fédéral aux sciences en 2017, a déclaré à cette occasion que « les chercheurs doivent faire preuve d’une détermination, d’une résilience et d’une persévérance extraordinaires, au sein du gouvernement comme à l’extérieur, pour démontrer l’utilité de leur travail, et sonner l’alarme face au fléchissement des investissements en recherche-développement ».

M. Naylor a tout à fait raison de lancer un tel appel, mais ce dernier ne saurait à lui seul entraîner une hausse des investissements. Les choses ne sont pas si simples : la multiplication des travaux de recherche n’entraîne pas automatiquement davantage de valeur. Il existe certes un lien entre les investissements dans la recherche scientifique et la valeur qu’ils engendrent, mais des investissements accrus ne multiplient pas automatiquement les retombées positives.

Nous partageons le point de vue de Julia Boughnet, professeure agrégée à l’École de médecine de l’Université de la Saskatchewan, selon qui « la recherche non linéaire, imprévisible et dictée par la curiosité a une valeur inestimable ». Nous ne souhaitons pas débattre ici les mérites respectifs de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée. Ce qui nous intéresse, c’est la manière dont l’information peut, au-delà de sa valeur intrinsèque, être mise au service de l’économie et de la société, peu importe qu’elle soit issue de la recherche fondamentale ou appliquée.

Il existe une perception optimiste courante selon laquelle la communication de la bonne information par le bon moyen révèle la vérité aux gens et les pousse à agir au profit de l’économie et de la société. Cela exige toutefois de leur part une confiance absolue en cette information. Selon le philosophe Alan Watts, auteur de The Wisdom of Insecurity: A Message for an Age of Anxiety paru en 1951, la confiance résulte d’une « ouverture totale de l’esprit à la vérité, peu importe ce qu’elle révèle. La confiance ne repose pas sur des idées préconçues; c’est une plongée dans l’inconnu. Elle exige un lâcher-prise. C’est en ce sens une vertu essentielle de la science ».

La confiance ainsi définie est extrêmement difficile à acquérir. Même si l’on appréhende la vérité avec une totale ouverture d’esprit, notre capacité de l’absorber et d’agir en conséquence reste limitée. Nous avons tous des idées préconçues. Nous, ou du moins la plupart d’entre nous, ne pouvons pas plonger dans l’inconnu en toutes circonstances. C’est pourquoi nous aspirons toujours à avoir confiance, mais nous y parvenons rarement.

Qu’est-ce qui limite notre capacité à agir de manière éclairée en tant qu’individus et société? C’est parfois le fait que nous ne disposons pas de l’information nécessaire. Il est dans ce cas logique de mener des travaux de recherche pour mieux comprendre les choses. Mais souvent, et même peut-être très souvent, la limitation de notre capacité à agir de manière éclairée tient au fait que nous sommes trop occupés, imparfaits ou inconstants, que nous avons des priorités et intérêts divergents, que nous avons investi de l’argent, du temps et des émotions en fonction de simples points de vue, que nous baignons dans l’incertitude ou que nous percevons les risques différemment d’autrui. Tout cela restreint notre capacité d’absorption.

Il est essentiel de comprendre le contexte dans lequel s’inscrit la réception de toute nouvelle information, absorbée ou appliquée, par les gens, les collectivités, les différents secteurs, etc. L’importance de cet aspect est sous-estimée, et les études à ce propos manquent.

E.M. Rogers a formulé dès 1962 sa théorie de la diffusion de l’innovation, qu’il n’a cessé de peaufiner au fil des cinq éditions de son ouvrage. Pour illustrer la dynamique existante entre les fruits de la recherche et leur mise en application, il a notamment eu recours à un parallèle avec la prévention du scorbut. Une fois le lien établi entre la consommation d’agrumes et la prévention de cette pathologie, 146 ans se sont écoulés avant la réalisation des premiers tests, puis, malgré leurs résultats concluants, il a fallu 48 ans pour éradiquer la maladie au sein de la marine britannique, et 70 ans de plus pour l’éradiquer de la marine marchande. En tout : 264 ans.

Nous pouvons bien sûr tenter de nous rassurer en nous disant que nous sommes bien plus futés que les marins l’étaient entre 1601 et 1870, mais compte tenu du nombre record d’étonnantes innovations qui ont ponctué cette période, nous aurions tort de compter sur une pseudo prédisposition contemporaine à prendre des décisions fondées sur des données probantes.

Loin de nous l’idée de remettre en question la nécessité de la recherche ou sa contribution essentielle à l’amélioration de la société. Toutefois, la mesure de l’investissement national en recherche-développement ou la comparaison entre les investissements du Canada et ceux des autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) à ce chapitre ne peuvent à elles seules permettre d’y voir clair. La multiplication de l’information ne conduit pas forcément à une meilleure mise en application.

Il est essentiel de saisir le rôle de l’utilisateur final ou de la cible en tant qu’être humain dont les motivations, les préjugés et l’activité influencent la manière d’absorber le nouveau savoir. Cela tranche nettement avec la manière de percevoir les membres du public comme des réceptacles vides prêts à recevoir l’information. C’est aussi fort différent de ce qu’on appelle la mobilisation du savoir, qui prend en compte les besoins de l’utilisateur final, mais se focalise tout de même sur la transmission de l’information à une cible secondaire pour qu’elle l’utilise tout en demeurant une sorte de client plutôt qu’un participant actif.

Ces deux systèmes reposent sur une démarche avant tout scientifique qui considère le chercheur comme le générateur du savoir, chargé de le diffuser, de l’appliquer ou de le transmettre à un récepteur. Cela peut fonctionner pour certains concepts. Chacun a bien sûr pour la science, les soins de santé et leurs domaines connexes un intérêt (positif ou négatif) qui influe sur sa perception de tout ce qui émane du milieu scientifique, et sur sa volonté d’y participer.

On néglige ces considérations naturelles si l’on se contente d’éduquer des groupes cibles (industrie, gouvernements, collectivités) et de leur communiquer de l’information. On néglige également ces considérations si on prétend que l’on a simplement besoin de plus de science ou que l’on accuse du retard par rapport à nos collègues et concurrents étrangers.

Heureusement, il y a maintenant deux décennies que nous réfléchissions à la diffusion et à la mise en application des travaux de recherche. Mais ces réflexions restent relativement confidentielles. Que se passerait-il si on envisageait les choses sous l’angle inverse et consacrait du temps à mieux faire comprendre aux chercheurs pourquoi les décideurs ne tirent pas parti de leurs travaux ou ne les financent pas autant qu’ils le souhaitent?

C’est très différent des campagnes de financement ou des discussions sur la distinction entre recherche fondamentale et appliquée. C’est en réalité plus difficile que cela, car il s’agit de cerner les considérations et les pressions auxquelles les gouvernements sont confrontés, hors d’un cadre purement scientifique. Il s’agit de respecter le contexte social dans lequel la recherche est envisagée et diffusée, et d’y attacher autant d’importance qu’au nouveau savoir tiré des travaux de recherche.

Les gouvernements ne sont pas stupides. Ils réfléchissent aux priorités et aux intérêts divergents, aux investissements existants, à la tolérance variable aux risques et aux divers jugements de valeur de ceux qu’ils représentent. Nous aurions tous intérêt à adopter ce qu’Orwell appelait un « état d’esprit rationnel, sceptique et expérimental ». Oui, nous devrions mener des travaux de recherche pour mieux comprendre notre environnement naturel et humain. Cela peut et devrait passer par la recherche fondamentale dictée par la curiosité, et par la recherche appliquée dictée par une mission. Mais nous devrions aussi chercher à mieux comprendre la manière dont le savoir est diffusé et appliqué, et pourquoi il l’est. En d’autres termes : osons appréhender avec un état d’esprit rationnel, sceptique et expérimental les vérités qui nous sont chères en ce qui concerne la valeur incontestable de la science.

Stefan Leslie est directeur du Marine Environmental Observation, Prediction and Response Network (MEOPAR), un Réseau de centres d’excellence situé à l’Université Dalhousie. Il est également le fondateur du programme Fathom Fund, qui propose un nouveau mode de financement de la recherche canadienne par des mécanismes innovants et non traditionnels, comme le financement participatif et l’attribution de prix aux vainqueurs de défis. Heather Desserud est gestionnaire des communications et des stratégies du MEOPAR, ainsi que directrice des activités du programme Fathom Fund.

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