Vos libertés contre mes douleurs
La liberté d’expression et la liberté académique sont-elles immuables ou tombées du ciel?
Qu’évoquons-nous en réalité quand on défend ces libertés qui semblent renforcer la croyance que nous vivons dans un monde d’égalité, un monde qui a toujours été respectueux de tous et de toutes? Quand on découvre des fosses communes avec des corps d’enfants autochtones, des enfants à qui, disait-on : on voulait donner une « civilisation acceptable » dans des « pseudo-écoles », des « pseudo-internats » au nom de la liberté… Qu’on ose toujours aujourd’hui, dans ce pays, parler d’internats et d’écoles au lieu de « cercle d’assassins » au nom de la liberté m’est intellectuellement révoltant.
De quoi parlons-nous?
Que je porte mon hijab ou ma perruque, que je porte ma croix; que mon ventre au-dessus de ma minijupe expose la fausse pierre sur mon nombril, que ma religion soit le « piercing » ou le « tattoo » au fond, tout ça, c’est une affaire de goût! Pourquoi vous dérangerai-je? Que l’administration de l’université ne s’immisce pas dans le contenu de mes cours, encore moins sur la manière dont je devrais l’administrer, là encore, nous sommes d’accord! La véritable question serait donc celle du « moment ». Il nous faut comprendre et accepter à quel moment votre liberté pourrait devenir une liberté offensante permise. Quand je vous dis que votre liberté est une chaussure qui fait mal à mes pieds, une corde autour de mon cou, cessez donc de dire le contraire et soutenir que votre liberté à le droit de me faire mal! Auriez-vous ce droit de continuer à m’offenser sans conséquence dans une société de droit?
Aujourd’hui, quand je dis « je », rassurez-vous, je parle de cette place à laquelle, avec certitude, beaucoup de mes consœurs et confrères postcoloniaux, des Autochtones, des Noirs, et autres non-Blancs s’identifient. La question véritable est de savoir qui aurait le privilège de décider qu’ici et maintenant, mes douleurs sont une attaque à votre liberté. Qui décide que votre laïcité : liberté d’expression et liberté académique sont des libertés fondamentales dont les contours ne constituent pas la continuité d’une architecture oppressive et de domination? Qui a décrété que les Noirs sont comme des meubles qu’on pouvait vendre, violer, enchaîner et en être propriétaire, tout cela au nom de la liberté? Qui aurait décidé que le corps des femmes, et celui des femmes noires et autochtones en particulier pouvait appartenir à l’homme blanc, tout cela au nom de sa liberté et son immuable supériorité civilisationnelle? Qui fit la colonisation des terres lointaines, de ces « sauvages » d’Afrique et des Amériques qu’on pouvait pénétrer comme des sexes vierges à « civiliser », à posséder et à rendre féconds? Qui continue aujourd’hui à renforcer cette architecture d’inégalité au sein de nos institutions dites démocratiques et ouvertes sur le monde et de savoirs?
L’université ou l’école, entendons-nous, n’a jamais été un espace neutre où les libertés de toutes et de tous ont toujours été respectées. Par ailleurs, nos universités et nos écoles, aujourd’hui, ne sont plus constituées d’étudiants issus seulement de la majorité blanche, elles comptent désormais des oppressés et des colonisés dans leurs rangs. Croire ainsi que l’université ait toujours été un espace sécuritaire pour toute cette population de plus en plus diversifiée serait donc un leurre, une façon de faire l’autruche. En réalité, il serait important de se rappeler que cette liberté que certain.e.s d’entre nous semblent défendre mordicus comme une vérité tombée du ciel est aussi une affaire de privilégiés, de Blancs, architectes de systèmes qui n’ont pas toujours été innocents. Dans nos murs aujourd’hui, le bon sens et la diversité de notre corps étudiant devrait nous rappeler que plusieurs sont issus des communautés ayant vécu des expériences d’oppression et de colonialisme protégées par ces libertés que nous défendons. La diversité des apprenants dans nos salles de classe devrait nous pousser à nous remettre en question, positivement, à intégrer et à adopter des pédagogies inclusives dans notre pratique d’enseignement et non le contraire. Une pédagogie inclusive requiert que chaque enseignant, aujourd’hui, se remette en question et apprenne l’histoire de sa position sociale, car comme enseignants, nous n’avons pas toujours été neutres.
Dire ou ne pas dire un mot ne pourrait donc être, vous en conviendrez avec moi, à moins de demeurer dans les XIXe et XXe siècles, une affaire de liberté académique ou une affaire d’autocensure. Dire ou ne pas dire nous rappelle notre positionnement intellectuel relativement à notre relation au langage et surtout relativement à notre histoire. Hier, c’étaient des déviants sexuels, aujourd’hui, ce sont des LGBTQS+; hier, des sauvages, des Eskimos, aujourd’hui des citoyens, des Inuits… Les mots, nous le savons, ne nous tapent pas; ils n’aboient pas et ils ne peuvent même pas nous mordre. Ceux et celles qui aboient et qui mordent sont ceux et celles qui profitent du « chaos conceptuel » pour énoncer leur liberté inconditionnelle et immuable qui les autorise à insulter, à manquer de respect, à profiter de leur position de privilégiés pour maintenir l’architecture d’un système oppressif qu’ils nourrissent et ne veulent surtout pas repenser.
Notre liberté académique et liberté d’expression sont des construits, produits d’une catégorie de personnes qui n’était pas et n’est toujours pas très inclusive, pensez-y! Si elle n’était pas faite que d’hommes, elle était sûrement faite que de Blancs. Pensez-y, quelle catégorie de personnes ces Blancs représentaient? La classe sociale de ceux qui pouvaient aller à l’université ou celle des petites gens, travailleurs qui peinaient à boucler leur fin du mois pour nourrir leurs enfants? Pensez-y! Nos universités ont changé, leurs populations ont changé, nous devons aussi changer; nous devons changer notre culture de privilégiés, détenteurs de la science infuse, pour une culture d’excellence en matière d’inclusion.
Pour ce faire, posons-nous un certain nombre de questions : cette liberté défendue nous donnerait-elle le droit de discriminer, de porter atteinte à la vie d’autrui ou encore d’avoir l’intention d’offenser autrui? Cette liberté a-t-elle toujours été sans limite, est-elle immuable? Si cela était le cas, les professeur.e.s racistes, quels qu’ils soient d’ailleurs, ne seraient responsables de rien, ils resteraient dans la classe des intouchables, ils pourraient continuer d’offenser en toute connaissance de cause, sans aucune retenue, sans aucun regret grâce à l’immunité de leur profession. Ils pourraient continuer à violer les enfants métis, inuits et autochtones et même à les enterrer dans sa cour, tout cela au nom de leur liberté. À moins que vous ne me disiez qu’il n’existe plus aujourd’hui d’enseignants racistes, vous devez sérieusement repenser à cette position privilégiée et à la relation qu’elle a toujours entretenu avec le langage, mais aussi à tous les abus historiques que l’enseignant privilégié blanc a souvent infligé aux apprenants non-blancs. Notre histoire récente devrait nous instruire, vos libertés seraient-elles plus légitimes que mes douleurs? J’aimerais vous dire non. Je vous dis non! J’aimerais conclure par une question inspirée de ce titre de Black Eyed Peas pour demander : « Mais où est donc l’amour que nous prêchons » dans nos salles de classes?
Boulou Ebanda de B’béri est professeur titulaire et conseiller spécial antiracisme et excellence en matière d’inclusion à l’Université d’Ottawa.
Postes vedettes
- Droit - Professeur(e) remplaçant(e) (droit privé)Université d'Ottawa
- Medécine- Professeur.e et coordonnateur.rice du programme en santé mentaleUniversité de l’Ontario Français
- Chaire de recherche du Canada, niveau 2 en génie électrique (Professeur(e))Polytechnique Québec
- Doyen(ne), Faculté de médecine et des sciences de la santéUniversité de Sherbrooke
- Littératures - Professeur(e) (Littérature(s) d'expression française)Université de Moncton
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4 Commentaires
Monsieur,
Vus comprendrez sans doute que je ne partage aucunement votre analyse que je considère abjecte en ce qu’elle nie entièrement le caractère émancipateur des droits et libertés. Vous raisonnez comme si c’était le pouvoir qui avait volontairement mis en place ces libertés pour vous opprimer en niant que ce sont des opprimés qui les ont arrachées au pouvoir au fil du temps et de l’histoire.
Vous nous assignez ce faisant une identité tronquée de sa part d’émancipation, voilà ce qui est abject.
De plus, vous mentez lorsque vous affirmez: « énoncer leur liberté inconditionnelle et immuable qui les autorise à insulter, à manquer de respect, à profiter de leur position de privilégiés pour maintenir l’architecture d’un système oppressif qu’ils nourrissent et ne veulent surtout pas repenser. »
Démontrez vos affirmations svp.
Mon collègue mélange pas mal de choses dans ce cri du coeur des plus émotifs (fausses (sic) communes vs tombes anonymes par exemple, associer des traumatismes à la défense de la liberté d’expression, parler de cercle d’assassins plutôt que de pensionnats ou internats, d’une liberté offensante permise, que la liberté est une corde à son cou, etc. etc. ).
Mais son argument principal [«…vos libertés seraient-elles plus légitimes que mes douleurs? J’aimerais vous dire non. Je vous dis non!» ] est facilement réfutable: Juridiquement et philosophiquement parlant, la réponse est banalement… oui! Les libertés citoyennes et académiques sont plus légitimes que le ressenti des uns et des autres, lequel ne peut justifier aucune restriction liberticide, dans le respect de nos lois il va sans dire.
Par ailleurs, nous n’avons aucun cas avéré de propos racistes dans nos cours @uottawa, ou cela serait vraiment anecdotique et exceptionnel. Encore moins d’exemples de professeurs qui l’utilisent pour provoquer (le cas de Lieutenant-Duval n’est justement pas un cas de racisme pour quiconque sait différencier «utiliser» un mot pour blesser, et «mentionner» un mot à des fins pédagogiques).
Mon collègue lui-même (comme bon nombre de gens de toutes origines puisque cela semble être un argument devenu déterminant) a déjà reconnu qu’il n’y avait aucun mot interdit à l’université, tout étant une question de contexte et de doigté (https://www.lapresse.ca/actualites/education/2020-12-05/comite-sur-l-antiracisme/l-universite-d-ottawa-nomme-un-conseiller-special.php). Il semble avoir changé d’idée depuis…
Pourtant, personne à ma connaissance ne revendique la liberté d’insulter à mon université.
Ce débat/combat ne repose sur rien de solide sinon des concepts et des théories qu’on présente comme une Vérité plutôt que d’accepter de les soumettre à une critique raisonnée pouvant en identifier les limites et apories.
Il y a par ailleurs un grand nombre de mots et de phénomènes humains qui peuvent être jugés offensants, selon les sensibilités et les expériences vécues de chacun et chacune: inceste, suicide, pédophilie, agression sexuelle, génocide, meurtre, séparation, dépression, psychose, etc. À qui devrait-on s’en remettre pour décréter ce qui pourra être mentionné ou non dans nos salles de classe? Sur la base de quels critères? Qui nous fournira le baromètre de l’intensité des douleurs et des ressentis?
Je me demande finalement pourquoi il faudrait prêcher l’amour dans nos salles de classe comme mon collègue nous y invite à la fin de son texte. Cette injonction rejoint un peu l’appel à «l’amour radical» d’une pétition s’opposant aux conclusions du Comité Bastarache sur la liberté académique (https://www.change.org/p/university-of-ottawa-statement-of-the-insitute-of-feminist-and-gender-studies-university-of-ottawa).
Ce discours messianique a de quoi inquiéter…
Il serait plus facile de sympathiser avec ce qui est exprimé par l’auteur s’il proposait quelque chose de plus substantiel qu’un simple appel à l’ « émotion ». En fait, je ne comprend pas très bien où il veut en venir avec ce texte, ce qui laisse plutôt perplexe compte tenu du rôle important qu’il appelé à jouer au sein de l’université.
Je crois néanmoins comprendre que le texte s’inscrit dans la lignée de la « doctrine de l’offense » qui veut que la partie se déclarant offensée ait automatiquement raison, indépendamment des intentions de l’autre, peu importe le contexte. L’émotion elle-même devient un « argument », à peu près inattaquable de surcroit.
Décrire cette tendance comme désastreuse pour le système d’éducation est bien peu dire.
J’ai toujours appris que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Ce faisant, ceux qui enfreignent à cette notion sont, pour moi, des malfaiteurs. En lisant cet article, il semble que je me suis trompé. Dans le sens où les actes (chosification des humains, massacre des enfants, etc.) posés sont pour ces malfaiteurs faits au nom de leur liberté. Que fait la justice dans tout ça? En tout cas, on voit tout de même que le monde évolue, les mentalités aussi, mais eux, ne suivent pas. Je comprends parfaitement que les gens fassent des mises à jour. Et surtout pour se libérer des manipulations du passé comme le politiquement, le religieusement ou le culturellement correct, afin d’arriver à comprendre que nos choix, tout court, ne sont que le reflet de nos goûts. Cependant, ils ne doivent pas empiéter sur ceux des autres. Toutefois, vu que l’université n’est pas neutre, comment doit-elle procéder pour contribuer efficacement à ce changement?