Pour en finir avec la rhétorique des « talents »

Il est triste de voir des dirigeantes et des dirigeants d’universités adopter sans recul un jargon à la mode déjà entonné par les porte-paroles des entreprises et autres agences de chasseurs de têtes.

31 janvier 2023

Dans une lettre récemment publiée dans le journal La Presse, la rectrice de l’Université Laval et le recteur de l’Université de Montréal enjoignaient le Québec et le Canada à s’engager sans attendre dans la course mondiale aux « talents ». Mais que signifie exactement ce terme qui s’est subrepticement immiscé depuis quelques années dans le langage des gestionnaires et des bureaucrates de l’enseignement supérieur et de la recherche?

Le qualificatif de « talent » tend de plus en plus à remplacer celui, un peu moins clinquant, de « personnel hautement qualifié » qui s’était lui-même substitué au désormais ringard « étudiante aux cycles supérieurs » ou « étudiant gradué ». Le « talent » a également fait son apparition dans les programmes de subventions de recherche, à l’image du « Programme Talent » du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada ou de la Stratégie québécoise de recherche et d’investissement en innovation qui vise à « développer les talents, la relève et les compétences clés en recherche et en innovation ». Bref, nos universités et nos entreprises innovantes auraient plus que jamais soif de « talents », bien que cette métonymie soit en l’occurrence tautologique, car quelle université ou entreprise se vanterait de former ou de recruter des personnes sans « talent »?

L’Université comme une entreprise

Selon Sophie D’Amours et Daniel Jutras, c’est dans un « état d’instabilité préoccupant » où des « transitions considérables se préparent et devront être mises en œuvre en accéléré », que se serait enclenchée la course mondiale pour les « talents ». À ces derniers incomberait la tâche titanesque de résoudre les « problèmes les plus pressants de notre siècle », rien de moins! Au-delà des clichés véhiculés par cette lettre, qui n’oublie pas de reprendre le sacro-saint mantra de la « révolution numérique appuyée par l’intelligence artificielle », il faut s’interroger sur les ressors idéologiques motivant une telle rhétorique de la part des dirigeants et des dirigeantes de nos plus importantes universités. Ces ressors se trouvent selon moi dans une vision essentiellement économique de l’université, qui est pensée non pas comme une institution publique d’éducation et de formation des personnes, mais comme une entreprise en compétition avec d’autres pour attirer des « talents » sur un marché concurrentiel et globalisé.

À cet égard, la volonté de « créer les conditions gagnantes pour attirer et retenir chez nous les meilleurs chercheuses et chercheurs de la planète » n’est pas sans rappeler la vision darwinienne de la recherche promue par le président du Conseil national de la recherche scientifique français, Antoine Petit. Ce dernier assume en effet sans complexe « que la recherche soit une forme de compétition », ajoutant qu’elle n’est « pas là pour permettre aux bons de devenir très bons, mais pour aider les très bons à devenir encore meilleurs au niveau international ». On peut ainsi s’étonner que deux gestionnaires d’établissements universitaires voient dans la course internationale aux « talents » un enjeu pour la recherche canadienne sur le Nord et l’Arctique, « essentielle pour la lutte contre les changements climatiques », alors que les recherches sur le climat s’appuient avant tout sur la collaboration et la coopération entre des milliers de scientifiques à travers le monde, et non sur une quelconque compétition.

Des cadres ou des managers?

À l’intérieur d’un marché académique mondialisé où les universités s’apparenteraient à des entreprises, chercheuses ou étudiants jugés « talentueux » constituent incontestablement une force de travail qu’il faut savoir attirer et retenir sous peine de déclassement scientifique et technologique. Dès lors, il est naturel que s’opère le glissement sémantique de la « jeune chercheuse » ou de l’« étudiant aux cycles supérieurs » vers le « talent », terme sans contenu précis qui est l’expression utilisée par les départements de ressources humaines des grandes entreprises pour désigner les personnes qu’elles souhaitent embaucher. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce terme a été mis en circulation dans le lexique des ressources humaines par la désormais célèbre firme de consultants McKinsey dans son étude The War for Talent publiée en 1997.

La montée de la rhétorique du « talent » dans le monde universitaire n’est pas non plus sans lien avec la notion de « capital humain », en vogue dans les théories de gestion des ressources humaines. Dans ce mode de pensée, les personnes ne sont traitées que comme source d’un « capital » de connaissances et de compétences que les entreprises s’approprient pour obtenir un avantage compétitif sur leurs concurrents. Par mimétisme, de plus en plus de hauts cadres d’universités, qui se rêvent en grands managers d’entreprises, voient peut-être dans cette course fantasmée aux « talents » l’équivalent des luttes épiques que se livreraient les Google, Facebook et Apple de ce monde dans le recrutement des futurs « leaders » de l’« économie du savoir ». Mais il est triste de voir des représentants et des représentantes d’institutions dont la mission fondamentale est de produire des connaissances et de former des personnes aptes à répondre aux besoins de la société, adopter sans recul un jargon à la mode déjà entonné par les porte-paroles des entreprises et autres agences de chasseurs de têtes.

Mahdi Khelfaoui est professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières.

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